Polycarpisme musical

Melody Robine

Au travers des textes laissés tout au long de ses quarante-cinq années d’écriture, Barthes (RB) s’est dessiné comme un penseur de l'à côté, un auteur se tenant en dehors des inclinaisons de la foule, militant d’une modernité toujours décalée, réfractaire à la culture de masse. Au fil de ses rhapsodes discursifs, une constante : celle d’aller contre les goûts de ses contemporains, et de bousculer avec eux “l’ennemi général”1 : la norme et le carcan bourgeois.

RB a toujours été inactuel, par conviction, voire par principe : dès l’instant où une idée devient trop répandue, qu’elle lui apparaît empêtrée dans l’esprit du temps, trop gluante pour être remise en cause, il en entreprend la dissection et s’en éloigne par un mouvement répulsif.  Cette mise à nu des évidences trop massivement acceptées naît dès les Mythologies (1957), un de ses premiers textes publiés, et assurément son premier succès critique. Lecteur de Nietzsche2 devenu trotskiste, Barthes voit dans les mœurs de son époque la main de la bourgeoisie luttant pour faire adopter sa culture et sa moralité comme nature universelle de l’être humain, travestissant la contingence historique en nécessité biologique : « C'est pourtant par son éthique que la bourgeoisie pénètre la France : pratiquées nationalement, les normes bourgeoises sont vécues comme les lois évidentes d'un ordre naturel : plus la classe bourgeoise propage ses représentations, plus elles se naturalisent. »3

Mais chez RB, l’inactualité semble se manifester principalement comme une quête de l’avant-garde. Il lève le voile sur les mythes bourgeois et petits-bourgeois (les premiers temps du marketing, l’orient, l’exotisme, les modes alimentaires et les goûts théâtraux). Il lutte contre l’apathie bourgeoise en se passionnant pour tout ce que ces derniers méprisent, ignorent , sur ce qui “ne va pas de soi”. Il écrit sur la peinture de Bernard Réquichot4 et de Cy Twombly5, sur les photographies de Daniel Boudinet6qu’il fait aussi figurer dans ses propres ouvrages (RB par RB, 1975), sur la littérature contemporaine (le nouveau roman, et particulièrement Robbe Grillet7, Sollers8, Severo Sarduy). Au long de ces analyses, RB esquisse une distinction « volontairement artificielle », mais fondamentale dans la structuration de sa pensée, entre texte de plaisir et texte de jouissance. Selon ses propres mots : « le plaisir est lié à une consistance du moi, du sujet, qui s’assure dans des valeurs de confort, d’épanouissement, d’aise. »9 A l’opposé, RB choisit l’expérience limite du texte de jouissance, le discours « à travers lequel le sujet, au lieu de consister, se perd », celui de l’ébranlement radical.

Roland Barthes, Composition musicale sur une poésie de Charles d’Orléans, 1939

Par la musique, Barthes retrouve ses racines, décrites dans son autobiographie : “une famille de notaires de Haute-Garonne. Me voilà pourvu d’une race, d’une classe.”11, milieu dont il est pourtant désocialisé par le manque d’argent, mais non déclassé “il ne participait pas aux valeurs de la bourgeoisie ; […] il participait seulement à son art de vivre”.

La musique devient ainsi, pour RB comme pour tous, un art apte comme aucun autre à révéler l’individualité de son auditeur et à nouer avec lui une relation intime : toute relation avec elle se fera sous les atours du rapport amoureux. Le domaine musical ne peut ainsi qu’être celui de la différence, du jugement au-delà de toute justification, de l’évaluation qui « se fera sans loi : elle déjouera la loi de la culture mais aussi toute la valeur qui est cachée derrière « j’aime » ou « je n’aime pas ».

Évoquant sa propre relation amoureuse à la musique, RB joue avec une langue délibérément érotique ; en dehors de celui émanant du corps, aucun discours possible : “[…] Puisque je suis décidé à évaluer mon rapport au corps de celui ou celle qui chante et que ce rapport est érotique”12. Plus tard, face aux professeurs prophétisant que tout l’art lyrique était contenu dans la conduite du souffle, dirigé par « le poumon, organe stupide (le mou des chats !) qui se gonfle mais ne bande pas », il déclare son amour pour la voix de Panzéra, issue du « gosier, lieu où le métal phonique se durcit et se découpe », celle qui fait surgir « non l’âme, mais la jouissance ».  La voix de Panzéra percute si profondément RB que lui-même en reste perturbé, brouillant sa langue d’habitude si agile : « Cette phonétique (mais suis-je le seul à la percevoir ? Est-ce que j’entends des voix dans la voix ? – Mais n’est-ce pas la vérité de la voix d’être hallucinée ? […]) ». Il évoque lui-même les « vieilles peurs platoniciennes » relatives à l’influence magique de la musique sur ses auditeurs, et le besoin de s’en protéger, pour expliquer la faiblesse des discours sur la musique.

 

Par ces attirances musicales, une dimension de la pensée de RB se faisait jour, révélant une forme de réticence au moderne qui poindra de manière manifeste dans le dernier Barthes, chez qui l’inactualité semble avoir muée en une nostalgie protectrice de ce qui disparaît sous le mépris ou l’indifférence des masses. Il déclare, dans son dernier cours au collège de France : « Je n’aime ni ne comprends rien d’actuel, j’aime et je comprends l’inactuel ; je vis le Temps comme une dégradation des Valeurs, passéisme ou nostalgie, qui a l’ambivalence d’une passion : jouissance et culpabilité »13, et invente le Saint-Polycarpisme, reprenant à Flaubert la figure de Saint-Polycarpe répétant sans cesse « Mon Dieu ! Mon Dieu ! Dans quel siècle m’avez-vous fait naître ? », qu’il finira, lui aussi, par prendre pour Patron.

Dans son dernier cours au collège de France, Barthes déclare qu’il lui était « soudain devenu indifférent d’être moderne », semblant opérer une volte-face déroutante pour une partie de ses contemporains et de la critique actuelle. Mais qui avait étudié le rapport de Barthes à la musique avait déjà entendu en lui l’angoisse de la disparition des valeurs et ce regret lancinant du temps passé, plus que jamais présent dans la dernière phrase qu’il prononcera pour La préparation du roman, devenu chant du cygne par accident - Barthes mourra quelques semaines plus tard, fauché par une voiture alors qu’il allait rentrer dans le collège de France - : « il est encore possible d’écrire de la musique en ut majeur. C’est là, pour finir, l’objet de mon désir : écrire une œuvre en ut Majeur ».

Au travers des textes laissés tout au long de ses quarante-cinq années d’écriture, Barthes (RB) s’est dessiné comme un penseur de l'à côté, un auteur se tenant en dehors des inclinaisons de la foule, militant d’une modernité toujours décalée, réfractaire à la culture de masse. Au fil de ses rhapsodes discursifs, une constante : celle d’aller contre les goûts de ses contemporains, et de bousculer avec eux “l’ennemi général”1 : la norme et le carcan bourgeois.

RB a toujours été inactuel, par conviction, voire par principe : dès l’instant où une idée devient trop répandue, qu’elle lui apparaît empêtrée dans l’esprit du temps, trop gluante pour être remise en cause, il en entreprend la dissection et s’en éloigne par un mouvement répulsif.  Cette mise à nu des évidences trop massivement acceptées naît dès les Mythologies (1957), un de ses premiers textes publiés, et assurément son premier succès critique. Lecteur de Nietzsche2 devenu trotskiste, Barthes voit dans les mœurs de son époque la main de la bourgeoisie luttant pour faire adopter sa culture et sa moralité comme nature universelle de l’être humain, travestissant la contingence historique en nécessité biologique : « C'est pourtant par son éthique que la bourgeoisie pénètre la France : pratiquées nationalement, les normes bourgeoises sont vécues comme les lois évidentes d'un ordre naturel : plus la classe bourgeoise propage ses représentations, plus elles se naturalisent. »3

Mais chez RB, l’inactualité semble se manifester principalement comme une quête de l’avant-garde. Il lève le voile sur les mythes bourgeois et petits-bourgeois (les premiers temps du marketing, l’orient, l’exotisme, les modes alimentaires et les goûts théâtraux). Il lutte contre l’apathie bourgeoise en se passionnant pour tout ce que ces derniers méprisent, ignorent , sur ce qui “ne va pas de soi”. Il écrit sur la peinture de Bernard Réquichot4 et de Cy Twombly5, sur les photographies de Daniel Boudinet6qu’il fait aussi figurer dans ses propres ouvrages (RB par RB, 1975), sur la littérature contemporaine (le nouveau roman, et particulièrement Robbe Grillet7, Sollers8, Severo Sarduy). Au long de ces analyses, RB esquisse une distinction « volontairement artificielle », mais fondamentale dans la structuration de sa pensée, entre texte de plaisir et texte de jouissance. Selon ses propres mots : « le plaisir est lié à une consistance du moi, du sujet, qui s’assure dans des valeurs de confort, d’épanouissement, d’aise. »9 A l’opposé, RB choisit l’expérience limite du texte de jouissance, le discours « à travers lequel le sujet, au lieu de consister, se perd », celui de l’ébranlement radical.

Barthes au piano, Paris, 1978 / © Sophie Bassouls (Sygma-Corbis)

Et pourtant, au travers de ses nombreux écrits sur la musique -- l’art qui lui fut sans doute le plus proche, qu’il fréquenta dès le plus jeune âge au contact du piano dont il apprit à jouer en famille, puis par le chant (auprès de Panzéra) et la composition -- se dessine un RB à la sensibilité fort différente : il ne pourra se résoudre à vivre dans son siècle. Ses efforts pour s’intéresser à la musique contemporaine (il suit notamment un séminaire de composition de Boulez à l’IRCAM en 1979) ne peuvent dépasser le stade de l'intérêt intellectuel. La musique populaire contemporaine le laisse radicalement indifférent ; le terme “pop” lui-même appliqué à la musique n'apparaît qu’une fois dans ses œuvres complètes, à l’occasion du récit donné par RB du 6 avril 1974, jour de deuil national à la mémoire de Pompidou : « Toute la journée, à la radio, de la “bonne musique” (pour mes oreilles) : du Bach, du Mozart, du Brahms, du Schubert. [...] Ma voisine, qui, d’ordinaire, écoute de la musique pop, aujourd’hui ne fait pas marcher son poste. » Lorsque RB s'intéresse à la question de la voix chantée, il le fait par le prisme de la mélodie française - dont il évalue l’étendue, conformément aux principales analyses des historiens de la musique, des compositions de Gounod (1813-1893) à celles de Poulenc (1889-1963). Son répertoire élargi s’étend du début du XIXe siècle (dernières sonates de Beethoven) aux années 1920 (mort de Fauré et de Debussy), sans manquer d’opérer sur ces cent ans une sélection drastique (ni opéra, ni “romantisme lourd” de Mahler, ni pièces humoristiques de Ravel.

Le Jazz n’est pas même évoqué, et reste complètement hors de ses schèmes de composition et d’analyse. Les nouvelles technologies électroniques sont accusées de distordre la pureté de la voix. Dans le débat entre tonalité et atonalité qui anime tout le XXe siècle, RB défend la musique tonale10 (celle du groupe des six par exemple) face à l’atonal (notamment la musique sérielle de Schoenberg) : il établit une liste des “services que la tonalité rend au corps” (permettant à la figure musicale de pénétrer le corps, de susciter en lui hâte, désir, angoisse, par le jeu de la montée ou de la descente de l’échelle des tons). Invitation surprenante pour qui a lu le Barthes du Plaisir du Texte : la musique tonale apparaitrait plus proche du texte de plaisir, quand l’atonalité se verrait probablement associée à celui de jouissance.

 

RB fut aussi un praticien de la musique : à côté de son exercice amateur du chant et du piano, il a composé près d’une quinzaine de pièces (entre 1934 et 1941), pour piano, chant, ou ensembles instrumentaux. Ces partitions, restées inconnues dans l’ensemble, témoignent dès ces essais juvéniles – au-delà des limites de la formation de Barthes en composition - de l’attirance de RB pour l'art musical bourgeois.

Roland Barthes, Composition musicale sur une poésie de Charles d’Orléans, 1939

Par la musique, Barthes retrouve ses racines, décrites dans son autobiographie : “une famille de notaires de Haute-Garonne. Me voilà pourvu d’une race, d’une classe.”11, milieu dont il est pourtant désocialisé par le manque d’argent, mais non déclassé “il ne participait pas aux valeurs de la bourgeoisie ; […] il participait seulement à son art de vivre”.

La musique devient ainsi, pour RB comme pour tous, un art apte comme aucun autre à révéler l’individualité de son auditeur et à nouer avec lui une relation intime : toute relation avec elle se fera sous les atours du rapport amoureux. Le domaine musical ne peut ainsi qu’être celui de la différence, du jugement au-delà de toute justification, de l’évaluation qui « se fera sans loi : elle déjouera la loi de la culture mais aussi toute la valeur qui est cachée derrière « j’aime » ou « je n’aime pas ».

Évoquant sa propre relation amoureuse à la musique, RB joue avec une langue délibérément érotique ; en dehors de celui émanant du corps, aucun discours possible : “[…] Puisque je suis décidé à évaluer mon rapport au corps de celui ou celle qui chante et que ce rapport est érotique”12. Plus tard, face aux professeurs prophétisant que tout l’art lyrique était contenu dans la conduite du souffle, dirigé par « le poumon, organe stupide (le mou des chats !) qui se gonfle mais ne bande pas », il déclare son amour pour la voix de Panzéra, issue du « gosier, lieu où le métal phonique se durcit et se découpe », celle qui fait surgir « non l’âme, mais la jouissance ».  La voix de Panzéra percute si profondément RB que lui-même en reste perturbé, brouillant sa langue d’habitude si agile : « Cette phonétique (mais suis-je le seul à la percevoir ? Est-ce que j’entends des voix dans la voix ? – Mais n’est-ce pas la vérité de la voix d’être hallucinée ? […]) ». Il évoque lui-même les « vieilles peurs platoniciennes » relatives à l’influence magique de la musique sur ses auditeurs, et le besoin de s’en protéger, pour expliquer la faiblesse des discours sur la musique.

 

Par ces attirances musicales, une dimension de la pensée de RB se faisait jour, révélant une forme de réticence au moderne qui poindra de manière manifeste dans le dernier Barthes, chez qui l’inactualité semble avoir muée en une nostalgie protectrice de ce qui disparaît sous le mépris ou l’indifférence des masses. Il déclare, dans son dernier cours au collège de France : « Je n’aime ni ne comprends rien d’actuel, j’aime et je comprends l’inactuel ; je vis le Temps comme une dégradation des Valeurs, passéisme ou nostalgie, qui a l’ambivalence d’une passion : jouissance et culpabilité »13, et invente le Saint-Polycarpisme, reprenant à Flaubert la figure de Saint-Polycarpe répétant sans cesse « Mon Dieu ! Mon Dieu ! Dans quel siècle m’avez-vous fait naître ? », qu’il finira, lui aussi, par prendre pour Patron.

Portrait de Saint Polycarpe, en-tête d’une carte d’invitation envoyée à Flaubert pour le diner de la Saint Polycarpe du 27 avril 1880. Dessin par Jules Adeline

Dans son dernier cours au collège de France, Barthes déclare qu’il lui était « soudain devenu indifférent d’être moderne », semblant opérer une volte-face déroutante pour une partie de ses contemporains et de la critique actuelle. Mais qui avait étudié le rapport de Barthes à la musique avait déjà entendu en lui l’angoisse de la disparition des valeurs et ce regret lancinant du temps passé, plus que jamais présent dans la dernière phrase qu’il prononcera pour La préparation du roman, devenu chant du cygne par accident – Barthes mourra quelques semaines plus tard, fauché par une voiture alors qu’il allait rentrer dans le collège de France – : « il est encore possible d’écrire de la musique en ut majeur. C’est là, pour finir, l’objet de mon désir : écrire une œuvre en ut Majeur ».

  • Melody Robine, autrice, Rome.
  • Melody Robine, writer, Rome.
  • Melody Robine, scrittore, Roma.