Bon à Tirer /
Visto si stampi

Coralie Barbe

Beatrice et Flaminia Bulla dans leur atelier de lithographie, 2021, Via del Vantaggio à Rome

Beatrice et Flaminia Bulla demandent en souriant si elles prononcent correctement : « bon à tirer ». C’est la seule expression, en italien « visto si stampi » - employée pour qualifier l’épreuve finale validée par l’auteur avant que ne soit lancée l’impression des documents - qui semble héritée du passage par la France de l’aïeul de la famille, Francesco Bulla.

Originaire du Tessin, sans qu’on ne sache s’il a fait un détour par la Bavière, où Aloys Senefelder a inventé le procédé en 1796, Francesco Bulla, qui signera François Bulla, arrive à Paris en 1818 et y installe son atelier de lithographie au 38 rue Saint Jacques.

Il y retrouve les pionniers de la technique, passés par Senefelder, comme Godefroy Engelmann1 arrivé en 1816 ou bien Edouard Knecht,2 neveu de l’inventeur, qui met en fonctionnement sa première presse en 1818.

Employant une pierre calcaire à grain très fin, provenant en général de Bavière, de Rhénanie,  de France et de Suisse, la lithographie est un procédé d’impression à plat, basé sur le principe de répulsion entre l’eau et les corps gras, qui permet la création ou le report d’un dessin, puis sa multiplication. Elle emploie des outils similaires au dessin (pinceau, plume, crayon, encre), et présente l’intérêt, une fois maîtrisé le tracé « en miroir » de ce dernier, de laisser toute liberté au geste de l’artiste.

Tirage d’une lithographie d’Astrid de La Forest à l’atelier, 2021, Via del Vantaggio à Rome

C’est sans doute cette facilité d’exécution du dessin, couplée à une production plus rapide - un croquis de rue ou une caricature d’actualité peuvent être publiés en quelques jours3 - et à un tirage plus important que celui autorisé par la gravure sur métal, qui permettent à ce procédé d’impression de connaître un essor fulgurant.

Partitions musicales jusqu’alors complexes à reproduire, recueils d’estampes, récits de voyages illustrés, presse écrite, impressions administratives et judiciaires, dessins techniques et cartographiques, mais aussi publicité commerciale, la lithographie revêt toutes les formes en ce début de XIXe siècle, offrant à voir autant de scènes religieuses que de caricatures de Cham, Daumier et Gavarni.

Le Catalogue général des gravures et lithographies de la Maison Bulla, daté de 1850 et méthodiquement organisé par sujet, propose ainsi 6000 objets, estampes ou ouvrages, témoignant de la diversité du monde et de l’exigence de son éditeur François Bulla, qui écrit en préambule : « Vous apprécierez sans doute que par le grand nombre ainsi que par la haute réputation des artistes qui ont participé à leur création, nos articles ne peuvent manquer d’exciter vos sympathies et de provoquer vos demandes ».4

Très dynamique, la maison Bulla diffuse ses productions dans le monde entier : Barcelone, Londres, New York et Rome où, en 1840, Anselmo, neveu de François, décide à son tour d’installer un atelier de lithographie, tout d’abord Via del Corso, puis en 1882 au 2, Via del Vantaggio, où il fait l’acquisition du Palais qui abrite encore l’établissement.

Vitrine et façade de la Litografia Bulla, 2021, Via del Vantaggio à Rome

Pierre gravée au nom d’Anselmo Bulla sur la façade de l’édifice de la Via del Vantaggio, 2021, Via del Vantaggio à Rome

Anselmo puis son fils Romolo produisent alors toutes sortes d’imprimés utilitaires ou artistiques, affiches et étiquettes, dont ils conservent un tirage pour chaque projet ainsi que bon nombre de pierres lithographiques dessinées et numérotées, qui témoignent de cette intense période de production et constituent aujourd’hui un volumineux « disque dur » d’archives.5

Affiches publicitaires anciennes décorant les murs de la Litografia Bulla, 2021, Via del Vantaggio à Rome

Convaincus que le dessin et les couleurs sont leurs meilleures armes, les Bulla doivent toutefois faire face au développement des procédés de reproduction photomécaniques, qui mettent en péril l’activité lithographique. De retour de la guerre, Roberto, fils de Romolo, décide d’orienter la production vers l’impression d’estampes artistiques. Les artistes de l’après-guerre deviennent alors ses véritables compagnons de route : Giacomo Manzù, les artistes du Gruppo Origine (Giuseppe Capogrossi, Ettore Colla), les abstraits de Forma 1 (Carla Accardi, Piero Dorazio, Giulio Turcato, Achille Perilli),  mais aussi Cy Twombly et Massimo Campigli fréquentent l’atelier. Rosalba, fille de Roberto, se souvient : « Quand il y avait mon père, le soir à 18 heures on ouvrait une bouteille de vin à l’atelier et les artistes de tous horizons venaient, que ce soit les figuratifs, les abstraits ou les conceptuels, tous venaient discuter et parfois se disputer ici. »6.

Destinés à prendre la suite de leur père, Romolo e Rosalba commencent par imprimer le week-end,  seul moment où ils peuvent expérimenter et imprimer les estampes des artistes de leur génération, à l’abri du regard paternel. À la tête de l’établissement, ils poursuivent et intensifient les collaborations avec des artistes aussi prestigieux que Toti Scialoja, Mario Schifano, Georg Baselitz, Jim Dine, Cesare Tacchi, Tano Festa, Denis Hopper, Carl Andre, Mimmo Rotella, Robert Barry et Jannis Kounellis, qui fréquentera l’atelier de 1972 à sa mort en 2017.

Romolo, qui enseignait également la lithographie à l’Académie des Beaux-Arts de Rome, raconte que les artistes arrivent avec une idée, parfois un dessin, et que la chose la plus importante réside dans le fait de savoir créer un lien de confiance, tel celui qui unit l’auteur et son traducteur : « Ce lien est indispensable pour comprendre exactement l’intention de l’artiste et être capable de le conseiller au mieux. Ensuite l’artiste vient à l’atelier et il voit qu’il peut arriver à sa vision finale en essayant les diverses techniques graphiques, entouré des compétences et savoir-faire que nous mettons à sa disposition. »

L’artiste Astrid de La Forest échangeant avec Rosalba et Beatrice Bulla, 2021, Via del Vantaggio à Rome

Romolo Bulla et Astrid de La Forest, 2021, Via del Vantaggio à Rome

Beatrice et Flaminia, toutes deux filles de Romolo Bulla, ont grandi dans l’immeuble familial et fréquenté l’atelier et les artistes qui y étaient présents dès leur plus jeune âge. Attentives aux conseils que leur prodiguent leur père et leur tante, tous deux formidables enseignants, elles savent que le succès d’une estampe provient de cette rencontre unique entre l’artiste et l’imprimeur.

Alors qu’elles ne se destinaient pas à la reprise de l’activité familiale, Beatrice ayant suivi des études de relations publiques et marketing à Londres, et Flaminia des études d’histoire de l’art à Rome et à Bologne, elles sont sollicitées en 2018 par leur famille pour aider au montage de l’exposition célébrant le bicentenaire de la Litografia Bulla,7 qui devient ainsi le plus ancien atelier de lithographie au monde encore en activité.

De retour à Rome, Beatrice épluche les archives familiales et exhume quantité de documents et matériels. Ce faisant, elle confie : « Je sentais petit à petit que j’étais bien dans ce lieu, que j’y appartenais ».

De son côté, Flaminia, qui travaillait alors à Londres dans une agence de conception d’expositions, se fait envoyer par son père une boîte pleine d’outils de taille de bois pour poursuivre l’apprentissage de la xylographie qu’elle affectionne tant, « parce que ça [lui] manque ». Ouvrant la boîte, elle se demande si ce n’est pas plutôt à elle d’entamer son voyage de retour.

Conscientes d’être les premiers membres de la famille à être entièrement libres de leur choix, elles en informent Romolo et Rosalba, qui effacent sur le champ leur angoisse à l’idée de voir disparaître ce cher patrimoine, et, au lendemain de l’exposition, elles investissent pleinement l’atelier.

Elles retrouvent alors Alessandro Cucchi, le fils d’Enzo Cucchi, avec qui elles élaborent un premier projet, et décident avec enthousiasme de faire connaître la lithographie aux jeunes artistes pour qu’ils s’en emparent, la détournent, la défient. À l’instar de leurs grand-père, père et tante, elles se tournent donc vers les artistes, vont à leur rencontre et leur proposent de concevoir des livres ensemble. En tout, ce sont quatre livres conçus avec Alessandro Cucchi et Guglielmo Maggini, Antonio Finelli, Delfina Scarpa et Mirco Marcacci qui sortiront prochainement des presses.

En parallèle, elles créent une collaboration avec l’espace de création artistique romain Spaziomensa, en proposant d’une part l’édition limitée d’un support graphique en lien avec les expositions mensuelles formées autour de binômes d’artistes, et d’autre part la présentation du fruit de ce travail dans leur vitrine d’exposition de la Via del Vantaggio. La première exposition s’est ainsi ouverte en février 2021, autour du binôme formé par Alessandro Giannì e Lulù Nuti. Il en résulte l’édition d’une lithographie sur microzinc et d’une sculpture en plâtre, limitée à 15 exemplaires, conçue et tirée dans les locaux de la Litografia Bulla.

Beatrice Bulla présente un exemplaire du travail de Alessandro Giannì e Lulù Nuti, 2021, Via del Vantaggio à Rome

Alessandro Giannì e Lulù Nuti, lithographie sur microzinc et d’une sculpture en plâtre, 2021, Via del Vantaggio à Rome

N’hésitant pas à se confronter à la matière, imprimant des lithographies sur du métal ou des xylographies sur du plastique, Beatrice et Flaminia considèrent que la tradition dont elles sont les héritières n’a rien de figé et qu’il faut sans cesse la rendre vivante en l’adaptant aux idées des artistes.

Elles accueillent leurs projets avec enthousiasme, échangent, imaginent des solutions techniques, guident, soutiennent, puis subrepticement s’effacent, laissant à l’artiste l’espace nécessaire à la concentration et à l’inspiration.

Fières de ce long héritage intelligemment transmis par leurs aïeuls, convaincues que l’estampe en tant qu’objet d’art irréductible ne disparaîtra jamais, Beatrice et Flaminia Bulla sont également fortes d’une vie au contact des artistes. La présence particulière de Kounellis, qu’elles évoquent souvent, ne leur aura pas échappée, tant elles incarnent parfaitement la position qu’il défendait :

« Je suis contre la paralysie d’après-guerre et je recherche au contraire, dans les fragments (émotionnels et formels) une histoire dispersée. […] Je suis contre l’esthétique de la catastrophe ; je suis partisan du bonheur ; je recherche le monde que nos pères du Novecento, fiers et vigoureux, nous ont laissé comme un témoignage révolutionnaire tant pour la forme que pour le contenu. »8

Remerciements
Tous mes remerciements à la famille Bulla pour son accueil chaleureux et l’accès à sa documentation, ainsi qu’à Astrid de La Forest pour son aimable autorisation d’emploi de sa formidable image.

Photographies
L’ensemble des photographies a été réalisé par l’auteur.

Beatrice et Flaminia Bulla dans leur atelier de lithographie, 2021, Via del Vantaggio à Rome

Beatrice et Flaminia Bulla demandent en souriant si elles prononcent correctement : « bon à tirer ». C’est la seule expression, en italien « visto si stampi » - employée pour qualifier l’épreuve finale validée par l’auteur avant que ne soit lancée l’impression des documents - qui semble héritée du passage par la France de l’aïeul de la famille, Francesco Bulla.

Originaire du Tessin, sans qu’on ne sache s’il a fait un détour par la Bavière, où Aloys Senefelder a inventé le procédé en 1796, Francesco Bulla, qui signera François Bulla, arrive à Paris en 1818 et y installe son atelier de lithographie au 38 rue Saint Jacques.

Il y retrouve les pionniers de la technique, passés par Senefelder, comme Godefroy Engelmann1 arrivé en 1816 ou bien Edouard Knecht,2 neveu de l’inventeur, qui met en fonctionnement sa première presse en 1818.

Employant une pierre calcaire à grain très fin, provenant en général de Bavière, de Rhénanie,  de France et de Suisse, la lithographie est un procédé d’impression à plat, basé sur le principe de répulsion entre l’eau et les corps gras, qui permet la création ou le report d’un dessin, puis sa multiplication. Elle emploie des outils similaires au dessin (pinceau, plume, crayon, encre), et présente l’intérêt, une fois maîtrisé le tracé « en miroir » de ce dernier, de laisser toute liberté au geste de l’artiste.

Tirage d’une lithographie d’Astrid de La Forest à l’atelier, 2021, Via del Vantaggio à Rome

C’est sans doute cette facilité d’exécution du dessin, couplée à une production plus rapide - un croquis de rue ou une caricature d’actualité peuvent être publiés en quelques jours3 - et à un tirage plus important que celui autorisé par la gravure sur métal, qui permettent à ce procédé d’impression de connaître un essor fulgurant.

Partitions musicales jusqu’alors complexes à reproduire, recueils d’estampes, récits de voyages illustrés, presse écrite, impressions administratives et judiciaires, dessins techniques et cartographiques, mais aussi publicité commerciale, la lithographie revêt toutes les formes en ce début de XIXe siècle, offrant à voir autant de scènes religieuses que de caricatures de Cham, Daumier et Gavarni.

Le Catalogue général des gravures et lithographies de la Maison Bulla, daté de 1850 et méthodiquement organisé par sujet, propose ainsi 6000 objets, estampes ou ouvrages, témoignant de la diversité du monde et de l’exigence de son éditeur François Bulla, qui écrit en préambule : « Vous apprécierez sans doute que par le grand nombre ainsi que par la haute réputation des artistes qui ont participé à leur création, nos articles ne peuvent manquer d’exciter vos sympathies et de provoquer vos demandes ».4

Très dynamique, la maison Bulla diffuse ses productions dans le monde entier : Barcelone, Londres, New York et Rome où, en 1840, Anselmo, neveu de François, décide à son tour d’installer un atelier de lithographie, tout d’abord Via del Corso, puis en 1882 au 2, Via del Vantaggio, où il fait l’acquisition du Palais qui abrite encore l’établissement.

Vitrine et façade de la Litografia Bulla, 2021, Via del Vantaggio à Rome

Pierre gravée au nom d’Anselmo Bulla sur la façade de l’édifice de la Via del Vantaggio, 2021, Via del Vantaggio à Rome

Anselmo puis son fils Romolo produisent alors toutes sortes d’imprimés utilitaires ou artistiques, affiches et étiquettes, dont ils conservent un tirage pour chaque projet ainsi que bon nombre de pierres lithographiques dessinées et numérotées, qui témoignent de cette intense période de production et constituent aujourd’hui un volumineux « disque dur » d’archives.5

Affiches publicitaires anciennes décorant les murs de la Litografia Bulla, 2021, Via del Vantaggio à Rome

Convaincus que le dessin et les couleurs sont leurs meilleures armes, les Bulla doivent toutefois faire face au développement des procédés de reproduction photomécaniques, qui mettent en péril l’activité lithographique. De retour de la guerre, Roberto, fils de Romolo, décide d’orienter la production vers l’impression d’estampes artistiques. Les artistes de l’après-guerre deviennent alors ses véritables compagnons de route : Giacomo Manzù, les artistes du Gruppo Origine (Giuseppe Capogrossi, Ettore Colla), les abstraits de Forma 1 (Carla Accardi, Piero Dorazio, Giulio Turcato, Achille Perilli),  mais aussi Cy Twombly et Massimo Campigli fréquentent l’atelier. Rosalba, fille de Roberto, se souvient : « Quand il y avait mon père, le soir à 18 heures on ouvrait une bouteille de vin à l’atelier et les artistes de tous horizons venaient, que ce soit les figuratifs, les abstraits ou les conceptuels, tous venaient discuter et parfois se disputer ici. »6.

Destinés à prendre la suite de leur père, Romolo e Rosalba commencent par imprimer le week-end,  seul moment où ils peuvent expérimenter et imprimer les estampes des artistes de leur génération, à l’abri du regard paternel. À la tête de l’établissement, ils poursuivent et intensifient les collaborations avec des artistes aussi prestigieux que Toti Scialoja, Mario Schifano, Georg Baselitz, Jim Dine, Cesare Tacchi, Tano Festa, Denis Hopper, Carl Andre, Mimmo Rotella, Robert Barry et Jannis Kounellis, qui fréquentera l’atelier de 1972 à sa mort en 2017.

Romolo, qui enseignait également la lithographie à l’Académie des Beaux-Arts de Rome, raconte que les artistes arrivent avec une idée, parfois un dessin, et que la chose la plus importante réside dans le fait de savoir créer un lien de confiance, tel celui qui unit l’auteur et son traducteur : « Ce lien est indispensable pour comprendre exactement l’intention de l’artiste et être capable de le conseiller au mieux. Ensuite l’artiste vient à l’atelier et il voit qu’il peut arriver à sa vision finale en essayant les diverses techniques graphiques, entouré des compétences et savoir-faire que nous mettons à sa disposition. »

L’artiste Astrid de La Forest échangeant avec Rosalba et Beatrice Bulla, 2021, Via del Vantaggio à Rome

Romolo Bulla et Astrid de La Forest, 2021, Via del Vantaggio à Rome

Beatrice et Flaminia, toutes deux filles de Romolo Bulla, ont grandi dans l’immeuble familial et fréquenté l’atelier et les artistes qui y étaient présents dès leur plus jeune âge. Attentives aux conseils que leur prodiguent leur père et leur tante, tous deux formidables enseignants, elles savent que le succès d’une estampe provient de cette rencontre unique entre l’artiste et l’imprimeur.

Alors qu’elles ne se destinaient pas à la reprise de l’activité familiale, Beatrice ayant suivi des études de relations publiques et marketing à Londres, et Flaminia des études d’histoire de l’art à Rome et à Bologne, elles sont sollicitées en 2018 par leur famille pour aider au montage de l’exposition célébrant le bicentenaire de la Litografia Bulla,7 qui devient ainsi le plus ancien atelier de lithographie au monde encore en activité.

De retour à Rome, Beatrice épluche les archives familiales et exhume quantité de documents et matériels. Ce faisant, elle confie : « Je sentais petit à petit que j’étais bien dans ce lieu, que j’y appartenais ».

De son côté, Flaminia, qui travaillait alors à Londres dans une agence de conception d’expositions, se fait envoyer par son père une boîte pleine d’outils de taille de bois pour poursuivre l’apprentissage de la xylographie qu’elle affectionne tant, « parce que ça [lui] manque ». Ouvrant la boîte, elle se demande si ce n’est pas plutôt à elle d’entamer son voyage de retour.

Conscientes d’être les premiers membres de la famille à être entièrement libres de leur choix, elles en informent Romolo et Rosalba, qui effacent sur le champ leur angoisse à l’idée de voir disparaître ce cher patrimoine, et, au lendemain de l’exposition, elles investissent pleinement l’atelier.

Elles retrouvent alors Alessandro Cucchi, le fils d’Enzo Cucchi, avec qui elles élaborent un premier projet, et décident avec enthousiasme de faire connaître la lithographie aux jeunes artistes pour qu’ils s’en emparent, la détournent, la défient. À l’instar de leurs grand-père, père et tante, elles se tournent donc vers les artistes, vont à leur rencontre et leur proposent de concevoir des livres ensemble. En tout, ce sont quatre livres conçus avec Alessandro Cucchi et Guglielmo Maggini, Antonio Finelli, Delfina Scarpa et Mirco Marcacci qui sortiront prochainement des presses.

En parallèle, elles créent une collaboration avec l’espace de création artistique romain Spaziomensa, en proposant d’une part l’édition limitée d’un support graphique en lien avec les expositions mensuelles formées autour de binômes d’artistes, et d’autre part la présentation du fruit de ce travail dans leur vitrine d’exposition de la Via del Vantaggio. La première exposition s’est ainsi ouverte en février 2021, autour du binôme formé par Alessandro Giannì e Lulù Nuti. Il en résulte l’édition d’une lithographie sur microzinc et d’une sculpture en plâtre, limitée à 15 exemplaires, conçue et tirée dans les locaux de la Litografia Bulla.

Beatrice Bulla présente un exemplaire du travail de Alessandro Giannì e Lulù Nuti, 2021, Via del Vantaggio à Rome

Alessandro Giannì e Lulù Nuti, lithographie sur microzinc et d’une sculpture en plâtre, 2021, Via del Vantaggio à Rome

N’hésitant pas à se confronter à la matière, imprimant des lithographies sur du métal ou des xylographies sur du plastique, Beatrice et Flaminia considèrent que la tradition dont elles sont les héritières n’a rien de figé et qu’il faut sans cesse la rendre vivante en l’adaptant aux idées des artistes.

Elles accueillent leurs projets avec enthousiasme, échangent, imaginent des solutions techniques, guident, soutiennent, puis subrepticement s’effacent, laissant à l’artiste l’espace nécessaire à la concentration et à l’inspiration.

Fières de ce long héritage intelligemment transmis par leurs aïeuls, convaincues que l’estampe en tant qu’objet d’art irréductible ne disparaîtra jamais, Beatrice et Flaminia Bulla sont également fortes d’une vie au contact des artistes. La présence particulière de Kounellis, qu’elles évoquent souvent, ne leur aura pas échappée, tant elles incarnent parfaitement la position qu’il défendait :

« Je suis contre la paralysie d’après-guerre et je recherche au contraire, dans les fragments (émotionnels et formels) une histoire dispersée. […] Je suis contre l’esthétique de la catastrophe ; je suis partisan du bonheur ; je recherche le monde que nos pères du Novecento, fiers et vigoureux, nous ont laissé comme un témoignage révolutionnaire tant pour la forme que pour le contenu. »8

  1. Godefroy Engelmann, 1788–1839, artiste, dessinateur et lithographe français, père de la chromolithographie.
  2. Edouard Knecht, 1789–1870, neveu d’Aloys Senefelder et directeur de l’imprimerie Senefelder et Cie, qui deviendra Knecht-Senefelder en 1819.
  3. Les premiers quotidiens illustrés tels que La Caricature et Charivari, sont respectivement fondés en 1830 et 1832 par Charles Philipon.
  4. Bulla. Editori-stampatori d’arte tra XIX e XXI secolo, cat. Expo (Roma, Accademia di San Luca, 19 octobre – 15 décembre 2001), sous la direction de Giuseppe Appella, De Luca Editori d’Arte, 2001, p. 10.
  5. Les pierres lithographiques dessinées étaient mises en location auprès de la clientèle pour les éventuelles réimpressions.
  6. « Quando c’era il mio padre la sera alle sei qua si apriva una bottiglia di vino e venivano sia gli artisti figurativi che gli artisti astratti quelli informali chiacchierano tra di loro, litigavano tra di loro »
  7. Exposition Litografia Bulla, Un viaggio di duecento anni fra arte e tecnica, 20 avril – 1er juillet 2018, Istituto nazionale della grafica, Palazzo Poli, commissariat d’Antonella Renzitti.
  8. « Sono contro la paralisi del dopoguerra e ricerco, invece, nei frammenti (emotivi e formali) la storia dispersa. […] Sono contro l’estetica della catastrofe; sono partigiano della felicità; ricerco quel mondo di cui i nostri padri del Novecento, vigorosi e fieri hanno lasciato esempi rivoluzionari per forma e contenuto », dans Odissea Lagunare, sous la direction de J. Kounellis, Palerme, 1993, p. 92.

Remerciements
Tous mes remerciements à la famille Bulla pour son accueil chaleureux et l’accès à sa documentation, ainsi qu’à Astrid de La Forest pour son aimable autorisation d’emploi de sa formidable image.

Photographies
L’ensemble des photographies a été réalisé par l’auteur.

  • Coralie Barbe, restauratrice, Paris.
  • Coralie Barbe, restaurer, Paris.
  • Coralie Barbe, restauratore, Parigi.