Imaginez-vous déambulant dans le musée du Louvre, dans la Grande Galerie, côtoyant les peintures des Grands Maîtres de l’époque moderne. Vous vous arrêtez devant une œuvre parmi les plus célèbres : La Vierge à l’enfant avec sainte Anne. [1]1 Leonardo da Vinci l’a réalisée entre 1510 et 1513. Elle a bénéficié, entre 2010 et 2012, d’une restauration de vaste envergure, menée par Mme Pasquali avec l’assistance du Centre de recherche et de restauration des musées de France (C2RMF), vingt ans après qu’elle a été envisagée. Laissons de côté la polémique amplement débattue autour de la restitution des pigments, qui étaient devenus ternes et décolorés par d’épais vernis jaunes, et considérons les bords de la peinture restaurée et replacée dans son encadrement. Les œuvres de l’époque moderne, en particulier celles des 15ème et 16ème siècles, étaient réalisées sur bois ou sur toile et leur encadrement en bois sculpté et doré n’était pas nécessairement prévu. Dès lors, le peintre couvrait son support d’un bord à l’autre. Sauf que ces peintures ont depuis été encadrées. Un cadre qui a parfois recadré ou, plutôt, rogné l’œuvre. La Vierge à l’enfant avec sainte Anne en est un exemple [2].

1.

2.
Bien sûr, ces bords qui disparaissent sous le cadre ne modifient que très rarement la perception globale de l’œuvre. Sur la peinture de Leonardo, c’est le paysage qui se trouve tronqué, pas les trois protagonistes [3]. Néanmoins, le paysage occupe une place importante dans les réalisations de Leonardo, même s’il servait avant tout à apporter un cadre environnemental à une scène narrative ou à la représentation d’un individu. Il convient donc de s’interroger sur cette disparition de plusieurs dizaines de centimètres que l’artiste s’est donné la peine de peindre avec la même attention et méticulosité que le reste de l’œuvre.

3.
Ces bords qui disparaissent deviennent plus problématiques lorsque l’encadrement vient occulter une partie du tableau qui touche l’apparence des protagonistes. Là aussi, les cas sont rares, mais ils existent et, pour un historien de l’art qui travaille sur l’art du portrait à l’époque moderne, avec une prédilection pour le portrait florentin, ce fût un défi de déterminer où se situent les bords véritables de certains portraits.
Commençons par un portrait exposé à la Galleria degli Uffizi à Florence que j’ai eu la chance d’étudier de près et en personne. [4]2 Ce tableau, sans doute peint par un artiste actif dans l’atelier d’Alessandro Allori, représente certainement Camilla Martelli, seconde épouse de Cosimo I de’ Medici, vers 1570-1571, après le couronnement grand-ducal de Cosimo (huile sur toile, 64 x 48 cm). Les détails de l’encadrement montrent à quel point il brutalise la visibilité des bords de l’œuvre originelle à la fois en haut et en bas [5, 6]. Le cadre masque l’extrémité des plumes qui ornent le médaillon au centre de la couronne aux motifs aztèques et le sommet de la coiffe en tissu bleu qui maintient l’ensemble. De plus, le cadre occasionne une ombre qui ronge des centimètres supplémentaires sur le bord supérieur du portrait. Dans la partie inférieure, il faut faire preuve d’imagination pour reconstituer la forme du pompon d’or qui est cousu sur le coin du mouchoir de soie blanche que maintient Camilla. Alors que cet ornement est visible dans sa forme complète lorsque le tableau n’est pas encadré !

4.

5.

6.
La restauration des œuvres nous éclaire souvent sur ce qui se trouve peint sur les bords couverts par le cadre. C’est le cas d’un portrait attribué à Santi di Tito du Carnegie Museum de Pittsburgh. [7]3 On observe plusieurs centimètres de peinture altérés sur l’ensemble du pourtour de la peinture, à l’endroit où se trouvait précédemment le cadre. Dans la partie inférieure, ce sont donc plusieurs doigts et une partie du mouchoir qui étaient masqués. Il en est de même avec un portrait peint par Agnolo Bronzino vers 1546, alors que Cosimo I de’ Medici était duc de Florence. [8, 9, 10]4 Le cadre masque visiblement une partie du haut-de-chausses, notamment les taillades qui y sont incisées et dont les bords sont brodés d’or, ainsi que l’extrémité droite du casque sur lequel Cosimo a la main posée. En fait, les dimensions du panneau sont réduites de quelques centimètres sur tout le pourtour à cause du cadre dans lequel il a été enchâssé. Un autre portrait de la main de Bronzino engage à une remarque similaire qui est documentée par une photographie après restauration. [11, 12]5 Cette fois, c’est le chien de Bartolomeo Panciatichi auquel le cadre tronque les deux pattes posées sur un bord de fenêtre en bois doré peint en trompe-l’œil.

7.

8.

9.

10.

11.

12.
Bien entendu, la plupart des peintures bénéficient d’un encadrement adapté à leurs dimensions originelles et, quand ce n’est pas le cas, les musées ont pris l’habitude, depuis quelques années, de mettre à disposition des chercheurs une image numérique du tableau sans son cadre. Il y a, par exemple, une adéquation du cadre à châssis avec le portrait de Leonora di Toledo, épouse de Cosimo I de’ Medici. [13]6 Dans d’autres cas, c’est l’artiste qui peut avoir pris la décision de laisser les bords de son tableau, soit vierges de peinture, soit peints comme un encadrement feint, telle une fenêtre ouverte sur le ou les personnages, laissant ainsi la possibilité à l’acheteur et/ou au commanditaire de couvrir la peinture sans en occulter le contenu.

13.
La petite Annonciation de Sandro Botticelli exposée au Metropolitan Museum of Art [14]7 présente une surface peinte centrée sur un panneau de bois, préparé et verni pour être préservé des effets du temps, qui démontre la prise en compte d’un futur encadrement dont il reste encore les trous de fixation. Même observation pour un Portrait d’homme de Biagio d’Antonio. [15]8 Le Metropolitan Museum of Art nous fournit des informations très précises sur la dimension des bords du panneau qui fonctionnent aussi comme les bords de la surface peinte : la partie peinte à tempera mesure 51.4 x 36.2 cm, alors que le panneau mesure 54.3 x 39.4 cm, soit environ 1.5 cm laissés vierges sur le pourtour de la peinture.

14.

15.
La réflexion sur les bords nourrie par certains artistes de l’époque moderne pouvait s’avérer encore plus complexe. Quelques peintures proposent « plusieurs » bords de nature différente. Le portrait de Francesco Sassetti (1421–1490) avec son fils Teodoro peint par Domenico Ghirlandaio vers 1488 en fournit une première illustration. [16]9 Si on retrouve un bord qui laisse voir le panneau de bois tout autour de la surface peinte (75.9 x 53 cm sur un panneau de 84.5 x 63.8 cm), on observe aussi un bord en bois feint d’un encadrement de fenêtre qui contourne le paysage et sépare illusoirement l’espace extérieur de l’espace intérieur où se tiennent Francesco et Teodoro. Toutefois, cet apparent châssis de fenêtre (ou une ouverture de loggia) est aussi utilisé comme un cartel marqué de lettres d’or qui rompt l’effet illusoire de l’objet et de l’ouverture sur un paysage. En inscrivant les noms des deux protagonistes, Ghirlandaio ajoute un bord supplémentaire qui crée une tension entre la surface peinte et les espaces de la représentation. Cette inscription insiste sur la bidimensionnalité du portrait mais perturbe aussi la perception que le spectateur peut avoir du paysage : plutôt qu’une ouverture sur l’extérieur, ne serait-ce pas un tableau accroché au mur dont le cadre en bois est gravé d’une inscription en lettre d’or ?

16.
Quand les bords se juxtaposent, une certaine confusion vient perturber la capacité du spectateur à déterminer la frontière entre l’illusion de profondeur de la peinture et la planéité de son support. Si le bord feint d’un tableau est représenté dans le tableau, l’objectif recherché par l’artiste et/ou son commanditaire devient encore plus évident : il s’agit de jouer avec les sens de celui qui regarde en ne lui permettant plus vraiment de savoir où est le bord. Le portrait de Selvaggia Sassetti peint en 1487-1488 par Davide Ghirlandaio offre un double bord qui attise le regard à la fois, sur l’effet de profondeur, et la mise en relief des textures sur le corps vêtu de Selvaggia. [17]10 La bordure qui contourne l’espace de la représentation est datée du 16ème siècle, donc ultérieure, mais elle a sans doute été simplement ajoutée pour composer un faux cadre à l’endroit où l’artiste avait laissé le bois brut. Toutefois, c’est Ghirlandaio qui a peint la fine bordure rouge qui occupe la fonction de parapet, comme si Selvaggia se tenait au bord d’une fenêtre. Il y a donc une confusion entre un bord illusoire qui vise à creuser un espace pour y faire exister Selvaggia et un bord matériel qui redonne à la représentation sa planéité picturale.

17.
Un artiste romain de la seconde moitié du 16ème siècle était devenu maître dans l’art de peindre un tableau dans le tableau et de faire se côtoyer plusieurs bords pour rendre confuse la distinction entre le bord matériel et le bord pictural : Scipione Pulzone. Parmi les dizaines de portraits qui lui ont été commandés au cours de sa carrière, au moins deux représentent Ferdinando de’ Medici, à deux moments de sa vie. [18, 19]11 Le premier est peint en 1580 quand Ferdinando est cardinal à Rome, le second est réalisé à Florence en 1590, alors que Ferdinando a renoncé à son cardinalat en 1587 afin de succéder à son frère décédé à la fonction de grand-duc de Toscane. Sur l’un comme l’autre, sur le bord gauche, l’artiste a représenté un faux cadre en bois verni avec ses petits clous de fixation. Pulzone a donné une très légère inclinaison à ce cadre recouvert, dans la partie supérieure, d’un rideau qui prolonge le trompe-l’œil, jusqu’au fin cordon de fil d’or qui laisse penser qu’il pourrait être fermé ou qu’il vient d’être ouvert.

18.

19.
C’était une pratique habituelle de couvrir les tableaux avec un rideau mais, en devenant illusion picturale, ce rideau joue avec la perception du regardeur face à une figure du pouvoir. Car, si le portrait composait une effigie donnant l’impression de la présence du portraituré, afin de le rendre présent par procuration, le tableau dans le tableau crée l’effet inverse. Bien plus qu’avec un faux cadre feint qui contourne la représentation, l’illusion mise en place par Pulzone met nécessairement le protagoniste à distance du regardeur, insistant ainsi sur la majesté sociale et politique de Ferdinando. Le portrait de 1590 a été peint simultanément avec celui de son épouse Christine de Lorraine, petite-fille de Catherine de Médicis, mariée à Ferdinando en 1589. [20]12 L’un à côté de l’autre, il devient encore plus difficile de délimiter le bord de chaque tableau. Mis en scène avec le même type de rideau en trompe-l’œil, dans une posture analogue, dans un espace agencé de manière similaire, tel un écho de l’un à l’autre, chaque portrait devient une extension de l’autre. En outre, la couronne de grand-duc de Toscane, un objet réservé au souverain, est représentée sur le portrait de Christine, de même que le casque sur lequel Ferdinando pose sa main appartenait au grand-père de Christine, le roi de France Henri II, un cadeau de mariage rapporté de France. Cette inversion des objets vis-à-vis de leurs propriétaires ajoute un élément de confusion qui finit de tisser un lien presque physique entre les deux pendants de ce portrait de couple. En les regardant, le bord qui les sépare disparaît, de la même manière que le bord du tableau dans le tableau cherche à gommer les bords matériels.

20.
Un bord, des bords, sans bord ? Quand la peinture joue avec notre œil et notre esprit, le cadre perd ses bords.
- Leonardo da Vinci, Vierge à l’enfant avec sainte Anne, ca. 1510-1513, huile sur bois, 168 x 130 cm. Paris, Musée du Louvre.
- Alessandro Allori (atelier), Camilla Martelli de’ Medici, 1570-1571, huile sur toile, 64 x 48 cm. Firenze, Galleria degli Uffizi, état après restauration.
- Santi di Tito, Isabella de’ Medici (ou Camilla Martelli de’ Medici), huile sur toile, 77.8 x 59.7 cm. Pittsburgh, Carnegie Museum, état après restauration.
- Agnolo Bronzino, Cosimo I de’ Medici, duc de Florence, ca. 1546, huile sur bois, 94.8 x 65.2 cm. Kassel, Gemäldegalerie Alte Meister.
- Agnolo Bronzino, Bartolomeo Panciatichi, 1541, huile sur bois, 104 x 85 cm. Firenze, Galleria degli Uffizi, état après restauration.
- Agnolo Bronzino, Leonora di Toledo, épouse de Cosimo I de’ Medici, ca. 1543, huile sur bois, 59 x 46 cm. Praha, Národní Galerie, état après restauration.
- Sandro Botticelli, Annonciation, 1485-92, tempera et or sur bois, 19.1 x 31.4 cm, New York, Metropolitan Museum of Art, état après restauration.
- Biagio d’Antonio, Portrait d’homme, ca. 1470, tempera sur bois, New York, Metropolitan Museum of Art.
- Domenico Ghirlandaio, Francesco Sassetti et son fils Teodoro, ca. 1488, tempera sur bois, New York, Metropolitan Museum of Art.
- Davide Ghirlandaio, Selvaggia Sassetti, 1487-1488, tempera sur bois, 57.2 x 44.1 cm, New York, Metropolitan Museum of Art.
- Scipione Pulzone, Ferdinando de’ Medici, cardinal, 1580, huile sur toile, 185 x 119.3 cm, Adelaide, Art Gallery ; Ferdinando de’ Medici, grand-duc de Toscane, 1590, huile sur toile, 142 x 120 cm, Firenze, Galleria degli Uffizi.
- Scipione Pulzone, Christiana di Lorena, 1590, huile sur bois, 142 x 120 cm, Firenze, Galleria degli Uffizi.
Imaginez-vous déambulant dans le musée du Louvre, dans la Grande Galerie, côtoyant les peintures des Grands Maîtres de l’époque moderne. Vous vous arrêtez devant une œuvre parmi les plus célèbres : La Vierge à l’enfant avec sainte Anne. [1]1 Leonardo da Vinci l’a réalisée entre 1510 et 1513. Elle a bénéficié, entre 2010 et 2012, d’une restauration de vaste envergure, menée par Mme Pasquali avec l’assistance du Centre de recherche et de restauration des musées de France (C2RMF), vingt ans après qu’elle a été envisagée. Laissons de côté la polémique amplement débattue autour de la restitution des pigments, qui étaient devenus ternes et décolorés par d’épais vernis jaunes, et considérons les bords de la peinture restaurée et replacée dans son encadrement. Les œuvres de l’époque moderne, en particulier celles des 15ème et 16ème siècles, étaient réalisées sur bois ou sur toile et leur encadrement en bois sculpté et doré n’était pas nécessairement prévu. Dès lors, le peintre couvrait son support d’un bord à l’autre. Sauf que ces peintures ont depuis été encadrées. Un cadre qui a parfois recadré ou, plutôt, rogné l’œuvre. La Vierge à l’enfant avec sainte Anne en est un exemple [2].

1.

2.
Bien sûr, ces bords qui disparaissent sous le cadre ne modifient que très rarement la perception globale de l’œuvre. Sur la peinture de Leonardo, c’est le paysage qui se trouve tronqué, pas les trois protagonistes [3]. Néanmoins, le paysage occupe une place importante dans les réalisations de Leonardo, même s’il servait avant tout à apporter un cadre environnemental à une scène narrative ou à la représentation d’un individu. Il convient donc de s’interroger sur cette disparition de plusieurs dizaines de centimètres que l’artiste s’est donné la peine de peindre avec la même attention et méticulosité que le reste de l’œuvre.

3.
Ces bords qui disparaissent deviennent plus problématiques lorsque l’encadrement vient occulter une partie du tableau qui touche l’apparence des protagonistes. Là aussi, les cas sont rares, mais ils existent et, pour un historien de l’art qui travaille sur l’art du portrait à l’époque moderne, avec une prédilection pour le portrait florentin, ce fût un défi de déterminer où se situent les bords véritables de certains portraits.
Commençons par un portrait exposé à la Galleria degli Uffizi à Florence que j’ai eu la chance d’étudier de près et en personne. [4]2 Ce tableau, sans doute peint par un artiste actif dans l’atelier d’Alessandro Allori, représente certainement Camilla Martelli, seconde épouse de Cosimo I de’ Medici, vers 1570-1571, après le couronnement grand-ducal de Cosimo (huile sur toile, 64 x 48 cm). Les détails de l’encadrement montrent à quel point il brutalise la visibilité des bords de l’œuvre originelle à la fois en haut et en bas [5, 6]. Le cadre masque l’extrémité des plumes qui ornent le médaillon au centre de la couronne aux motifs aztèques et le sommet de la coiffe en tissu bleu qui maintient l’ensemble. De plus, le cadre occasionne une ombre qui ronge des centimètres supplémentaires sur le bord supérieur du portrait. Dans la partie inférieure, il faut faire preuve d’imagination pour reconstituer la forme du pompon d’or qui est cousu sur le coin du mouchoir de soie blanche que maintient Camilla. Alors que cet ornement est visible dans sa forme complète lorsque le tableau n’est pas encadré !

4.

5.

6.
La restauration des œuvres nous éclaire souvent sur ce qui se trouve peint sur les bords couverts par le cadre. C’est le cas d’un portrait attribué à Santi di Tito du Carnegie Museum de Pittsburgh. [7]3 On observe plusieurs centimètres de peinture altérés sur l’ensemble du pourtour de la peinture, à l’endroit où se trouvait précédemment le cadre. Dans la partie inférieure, ce sont donc plusieurs doigts et une partie du mouchoir qui étaient masqués. Il en est de même avec un portrait peint par Agnolo Bronzino vers 1546, alors que Cosimo I de’ Medici était duc de Florence. [8, 9, 10]4 Le cadre masque visiblement une partie du haut-de-chausses, notamment les taillades qui y sont incisées et dont les bords sont brodés d’or, ainsi que l’extrémité droite du casque sur lequel Cosimo a la main posée. En fait, les dimensions du panneau sont réduites de quelques centimètres sur tout le pourtour à cause du cadre dans lequel il a été enchâssé. Un autre portrait de la main de Bronzino engage à une remarque similaire qui est documentée par une photographie après restauration. [11, 12]5 Cette fois, c’est le chien de Bartolomeo Panciatichi auquel le cadre tronque les deux pattes posées sur un bord de fenêtre en bois doré peint en trompe-l’œil.

7.

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10.

11.

12.
Bien entendu, la plupart des peintures bénéficient d’un encadrement adapté à leurs dimensions originelles et, quand ce n’est pas le cas, les musées ont pris l’habitude, depuis quelques années, de mettre à disposition des chercheurs une image numérique du tableau sans son cadre. Il y a, par exemple, une adéquation du cadre à châssis avec le portrait de Leonora di Toledo, épouse de Cosimo I de’ Medici. [13]6 Dans d’autres cas, c’est l’artiste qui peut avoir pris la décision de laisser les bords de son tableau, soit vierges de peinture, soit peints comme un encadrement feint, telle une fenêtre ouverte sur le ou les personnages, laissant ainsi la possibilité à l’acheteur et/ou au commanditaire de couvrir la peinture sans en occulter le contenu.

13.
La petite Annonciation de Sandro Botticelli exposée au Metropolitan Museum of Art [14]7 présente une surface peinte centrée sur un panneau de bois, préparé et verni pour être préservé des effets du temps, qui démontre la prise en compte d’un futur encadrement dont il reste encore les trous de fixation. Même observation pour un Portrait d’homme de Biagio d’Antonio. [15]8 Le Metropolitan Museum of Art nous fournit des informations très précises sur la dimension des bords du panneau qui fonctionnent aussi comme les bords de la surface peinte : la partie peinte à tempera mesure 51.4 x 36.2 cm, alors que le panneau mesure 54.3 x 39.4 cm, soit environ 1.5 cm laissés vierges sur le pourtour de la peinture.

14.

15.
La réflexion sur les bords nourrie par certains artistes de l’époque moderne pouvait s’avérer encore plus complexe. Quelques peintures proposent « plusieurs » bords de nature différente. Le portrait de Francesco Sassetti (1421–1490) avec son fils Teodoro peint par Domenico Ghirlandaio vers 1488 en fournit une première illustration. [16]9 Si on retrouve un bord qui laisse voir le panneau de bois tout autour de la surface peinte (75.9 x 53 cm sur un panneau de 84.5 x 63.8 cm), on observe aussi un bord en bois feint d’un encadrement de fenêtre qui contourne le paysage et sépare illusoirement l’espace extérieur de l’espace intérieur où se tiennent Francesco et Teodoro. Toutefois, cet apparent châssis de fenêtre (ou une ouverture de loggia) est aussi utilisé comme un cartel marqué de lettres d’or qui rompt l’effet illusoire de l’objet et de l’ouverture sur un paysage. En inscrivant les noms des deux protagonistes, Ghirlandaio ajoute un bord supplémentaire qui crée une tension entre la surface peinte et les espaces de la représentation. Cette inscription insiste sur la bidimensionnalité du portrait mais perturbe aussi la perception que le spectateur peut avoir du paysage : plutôt qu’une ouverture sur l’extérieur, ne serait-ce pas un tableau accroché au mur dont le cadre en bois est gravé d’une inscription en lettre d’or ?

16.
Quand les bords se juxtaposent, une certaine confusion vient perturber la capacité du spectateur à déterminer la frontière entre l’illusion de profondeur de la peinture et la planéité de son support. Si le bord feint d’un tableau est représenté dans le tableau, l’objectif recherché par l’artiste et/ou son commanditaire devient encore plus évident : il s’agit de jouer avec les sens de celui qui regarde en ne lui permettant plus vraiment de savoir où est le bord. Le portrait de Selvaggia Sassetti peint en 1487-1488 par Davide Ghirlandaio offre un double bord qui attise le regard à la fois, sur l’effet de profondeur, et la mise en relief des textures sur le corps vêtu de Selvaggia. [17]10 La bordure qui contourne l’espace de la représentation est datée du 16ème siècle, donc ultérieure, mais elle a sans doute été simplement ajoutée pour composer un faux cadre à l’endroit où l’artiste avait laissé le bois brut. Toutefois, c’est Ghirlandaio qui a peint la fine bordure rouge qui occupe la fonction de parapet, comme si Selvaggia se tenait au bord d’une fenêtre. Il y a donc une confusion entre un bord illusoire qui vise à creuser un espace pour y faire exister Selvaggia et un bord matériel qui redonne à la représentation sa planéité picturale.

17.
Un artiste romain de la seconde moitié du 16ème siècle était devenu maître dans l’art de peindre un tableau dans le tableau et de faire se côtoyer plusieurs bords pour rendre confuse la distinction entre le bord matériel et le bord pictural : Scipione Pulzone. Parmi les dizaines de portraits qui lui ont été commandés au cours de sa carrière, au moins deux représentent Ferdinando de’ Medici, à deux moments de sa vie. [18, 19]11 Le premier est peint en 1580 quand Ferdinando est cardinal à Rome, le second est réalisé à Florence en 1590, alors que Ferdinando a renoncé à son cardinalat en 1587 afin de succéder à son frère décédé à la fonction de grand-duc de Toscane. Sur l’un comme l’autre, sur le bord gauche, l’artiste a représenté un faux cadre en bois verni avec ses petits clous de fixation. Pulzone a donné une très légère inclinaison à ce cadre recouvert, dans la partie supérieure, d’un rideau qui prolonge le trompe-l’œil, jusqu’au fin cordon de fil d’or qui laisse penser qu’il pourrait être fermé ou qu’il vient d’être ouvert.

18.

19.
C’était une pratique habituelle de couvrir les tableaux avec un rideau mais, en devenant illusion picturale, ce rideau joue avec la perception du regardeur face à une figure du pouvoir. Car, si le portrait composait une effigie donnant l’impression de la présence du portraituré, afin de le rendre présent par procuration, le tableau dans le tableau crée l’effet inverse. Bien plus qu’avec un faux cadre feint qui contourne la représentation, l’illusion mise en place par Pulzone met nécessairement le protagoniste à distance du regardeur, insistant ainsi sur la majesté sociale et politique de Ferdinando. Le portrait de 1590 a été peint simultanément avec celui de son épouse Christine de Lorraine, petite-fille de Catherine de Médicis, mariée à Ferdinando en 1589. [20]12 L’un à côté de l’autre, il devient encore plus difficile de délimiter le bord de chaque tableau. Mis en scène avec le même type de rideau en trompe-l’œil, dans une posture analogue, dans un espace agencé de manière similaire, tel un écho de l’un à l’autre, chaque portrait devient une extension de l’autre. En outre, la couronne de grand-duc de Toscane, un objet réservé au souverain, est représentée sur le portrait de Christine, de même que le casque sur lequel Ferdinando pose sa main appartenait au grand-père de Christine, le roi de France Henri II, un cadeau de mariage rapporté de France. Cette inversion des objets vis-à-vis de leurs propriétaires ajoute un élément de confusion qui finit de tisser un lien presque physique entre les deux pendants de ce portrait de couple. En les regardant, le bord qui les sépare disparaît, de la même manière que le bord du tableau dans le tableau cherche à gommer les bords matériels.

20.
Un bord, des bords, sans bord ? Quand la peinture joue avec notre œil et notre esprit, le cadre perd ses bords.
- Leonardo da Vinci, Vierge à l’enfant avec sainte Anne, ca. 1510-1513, huile sur bois, 168 x 130 cm. Paris, Musée du Louvre.
- Alessandro Allori (atelier), Camilla Martelli de’ Medici, 1570-1571, huile sur toile, 64 x 48 cm. Firenze, Galleria degli Uffizi, état après restauration.
- Santi di Tito, Isabella de’ Medici (ou Camilla Martelli de’ Medici), huile sur toile, 77.8 x 59.7 cm. Pittsburgh, Carnegie Museum, état après restauration.
- Agnolo Bronzino, Cosimo I de’ Medici, duc de Florence, ca. 1546, huile sur bois, 94.8 x 65.2 cm. Kassel, Gemäldegalerie Alte Meister.
- Agnolo Bronzino, Bartolomeo Panciatichi, 1541, huile sur bois, 104 x 85 cm. Firenze, Galleria degli Uffizi, état après restauration.
- Agnolo Bronzino, Leonora di Toledo, épouse de Cosimo I de’ Medici, ca. 1543, huile sur bois, 59 x 46 cm. Praha, Národní Galerie, état après restauration.
- Sandro Botticelli, Annonciation, 1485-92, tempera et or sur bois, 19.1 x 31.4 cm, New York, Metropolitan Museum of Art, état après restauration.
- Biagio d’Antonio, Portrait d’homme, ca. 1470, tempera sur bois, New York, Metropolitan Museum of Art.
- Domenico Ghirlandaio, Francesco Sassetti et son fils Teodoro, ca. 1488, tempera sur bois, New York, Metropolitan Museum of Art.
- Davide Ghirlandaio, Selvaggia Sassetti, 1487-1488, tempera sur bois, 57.2 x 44.1 cm, New York, Metropolitan Museum of Art.
- Scipione Pulzone, Ferdinando de’ Medici, cardinal, 1580, huile sur toile, 185 x 119.3 cm, Adelaide, Art Gallery ; Ferdinando de’ Medici, grand-duc de Toscane, 1590, huile sur toile, 142 x 120 cm, Firenze, Galleria degli Uffizi.
- Scipione Pulzone, Christiana di Lorena, 1590, huile sur bois, 142 x 120 cm, Firenze, Galleria degli Uffizi.