Couturier ? Couturière ?
Le simple fait de mettre ces deux mots l’un à côté de l’autre inspire une remarque qui questionne. Le Couturier, c’est Yves Saint-Laurent, c’est Marc Jacobs, c’est Karl Lagerfeld, c’est Rick Owens, etc. Mais, si une femme est à la direction artistique d’une marque de mode, il est plutôt fait usage du terme de styliste, telle cette dénomination sur le site officiel de la marque ADIDAS : « La styliste Stella McCartney collabore avec Adidas depuis 2005 pour créer des pièces au design innovant et ultra performant. ». Donc, le terme « Couturière » ne passe pas dans la sphère Fashion et nous sommes contraints de marquer une différence de genre là où il n’existe pas de différences, ni de travail, ni de fonction. La différence de salaire n’étant pas le sujet de cet écrit, je la notifie sans la développer.
Pourquoi ce terme de couturière est-il si connoté d’une aura négative ? Au fil de mes lectures, j’ai l’impression que l’Angleterre victorienne se doit d’assumer une certaine responsabilité dans l’altération du vocable « couturière ». C’est en tout cas, dans cet espace-temps que s’est formalisée la dégradation d’une qualification professionnelle et d’un statut social réservés à une femme.
Revenons sur les faits pour y voir plus clair.
Première preuve : Georg Friedrich Kersting nous présente une Brodeuse en 1812 sur une huile sur toile.

Georg Friedrich Kersting, Brodeuse, 1812, 47.2 × 37.5 cm, Château Weimar
Brodeuse, oui et non. En réalité, nous observons Louise Seidler dont les Mémoires nous renseignent sur sa présence dans ce tableau puisqu’elle explique avoir servi de modèle au peintre. Le fait que je choisisse ce tableau n’est pas anodin quant au statut de la femme à cette époque dans les divers domaines de la création artistique. Louise Seidler est peintre. Mais elle n’est pas représentée comme telle. Elle se fait brodeuse (c’est le titre !) ou plutôt couturière (c’est le terme avec lequel elle se décrit). En deuil de son fiancé Geoffroy, un Français de Lisieux, décédé après une fièvre fulgurante durant la campagne napoléonienne en Espagne (peut-être portraituré sur le tableau au-dessus du canapé), Louise fut envoyée par ses parents à Dresde afin d’étudier et pratiquer la peinture. : Une manière pour eux de lui changer les idées ! Elle commence son apprentissage chez le peintre, historien et universitaire Christian Lebrecht Vogel qui lui enseigne gratuitement la peinture. Mais, pour subvenir à ses besoins et pour payer son apprentissage du pastel auprès de Jakob Wilhelm Roux, elle exerce la couture, le tricot et la broderie, après la tombée de la nuit, pour, comme elle l’écrit, « un prix dérisoire ». C’est cette activité « alimentaire » et « essentielle » pour exercer sa passion le jour que Kersting, son ami, décide de mettre en avant.
Quand bien même ces activités de « piqueuse » étaient considérées comme une forme de création, c’est surtout la déconsidération financière de ces femmes œuvrant pendant des heures qu’il semble nécessaire de retenir. Louise Seidler qualifie la rétribution de son travail de « dérisoire », car les heures de travail et le prix payé par les acheteurs des vêtements fabriqués ou reprisés est en total décalage avec le salaire octroyé aux couturières par leurs employeurs.
Le plus étonnant est qu’un artiste peintre ait trouvé plus normal de représenter « une » artiste peintre comme couturière, comme si cette activité semblait plus appropriée à une femme pour relater ses activités de création. Il est vrai que, en cette fin de 18ème siècle et début de 19ème siècle, nous sommes en plein boom des publications dédiées à la « femme au foyer » (publications probablement ordonnées par une société patriarcale qui déconsidère l’image que certaines femmes pouvaient avoir d’elles-mêmes). La broderie était une activité créatrice de premier plan dans cette propagande autour de la femme au foyer, menée en premier lieu par l’Allemagne : le Journal des Luxus und der Moden (1786–1827), le Arbeits - Magazin für Damen, Die Kunst zu Stricken in ihrem ganzen Umfange (Leipzig, 1800) ou le Zeichen, Mahler und Stickerbuch zur Selbstbelehrung für Damen (1795–1798).
Deuxième preuve : Frank Holl met en scène Song of the Shirt en 1874 (Royal Albert Memorial Museum & Art Gallery).

Frank Holl, Song of the Shirt, 1874, Royal Albert Memorial Museum & Art Gallery
Titre non traduit car le peintre l’emprunte à un poème écrit par Thomas Hood en 1843 en l’honneur de Mme Biddell (il ne nous donne pas son prénom), une mère veuve vivant dans des conditions pour le moins inhumaines et exerçant le métier de couturière sept jours par semaine. Le titre exact qui était donné à Mme Biddell est « aiguilleuse », terme symptomatique de son activité de fabricante de pantalons et de chemises avec des matériaux qui lui étaient fournis par son employeur et pour lesquels elle était contrainte de verser une caution de 2 £, une fortune ! Frank Holl met en image cette inhumanité dans l’intérieur domestique où il dépeint, sans doute, une mère et ses deux filles œuvrant à cette activité, sobrement vêtues et assises autour d’une table, devant une cheminée et un vase de fleurs qui égayent à peine ce salon. Il met en évidence les conditions pour le moins esclavagistes imposées à ces femmes de la classe moyenne qui tentent de survivre dans l’Angleterre victorienne, notamment avec la femme de gauche semble-t-il épuisée, endormie avec les ciseaux encore en main, alors que les deux autres sont afférées à finir leur travail d’aiguilleuse.
Troisième preuve : la fonction même de couturière.
Une couturière fabrique des vêtements, parfois sur-mesure, directement chez elle, sans jamais pouvoir posséder un atelier. En revanche, le « tailleur » a pignon sur rue et, dans quelques rares cas, les filles encore célibataires de celui-ci étaient autorisées à confectionner des vêtements pour des enfants de moins de huit ans. Couturier, tailleur, des vocables qui convoquent une forme de respect pour un métier réservé majoritairement à l’homme. La piqueuse, l’aiguilleuse, la couturière, œuvrent dans l’ombre ! Elles pouvaient être employées ou apprenties mais, le plus souvent, leur « foyer » devenait leur lieu de travail.
Car, si on se plonge dans l’histoire de la mode, on se rend compte que toute femme qui confectionne un vêtement pour une autre personne qu’un membre de sa famille n’est absolument pas considérée comme une « travailleuse », quelle que soit son origine sociale. La Femme avec la corbeille aux fuseaux d’Andrea del Sarto, la Dentellière de Jan Wermeer, la Couturière de Diego Velázquez, la Brodeuse de Charles Louis Baugniet ou la Petite Couturière de Jules Breton, sont autant d’exemples à travers les siècles d’une plongée dans l’intimité du foyer de femmes qui travaillent pour elle, leur famille ou pour autrui. Il y a une certaine normalité dans l’image qui est montrée alors que la réalité retrace un manque de considération de la condition féminine plutôt brutal du fait de cette habitude que la société civilisée a prise, au fur et à mesure de son industrialisation, d’imposer à un grand nombre de femmes une image de femme au foyer exécutant des travaux de couture, broderie ou tricot pour l’intérêt collectif, sans être reconnues pour cette activité et sans recevoir une rémunération à la hauteur de la charge de travail.





Au 15ème et 16ème siècles, les trousseaux de mariage des jeunes nubiles ont institué cette tradition d’une femme dévouée à la couture sans pour autant recevoir, ni reconnaissance, ni salaire. Tous les outils de couture étaient emportés par la future mariée dans sa nouvelle habitation, quel que soit son niveau social. Aiguilles, épingles, coussinets, fils, galons, tout était prévu par ses parents. Une fois installée, elle avait pour mission d’entretenir la garde-robe du couple puis de la famille et, surtout, de repriser les vêtements abimés ou usés pour prolonger leur temps d’usage. Puis, lorsque ses filles atteignaient les douze ans, elle se chargeait de leur enseigner… la couture ! C’était encore le cas il y a quelques décennies. Berthe Morisot a parfaitement retracé ce rite de passage dans sa Leçon de couture entre sa fille Julie et sa Nounou.

Berthe Morisot, Leçon de couture, 1884, huile sur toile, Minneapolis Institute of Art
Néanmoins, c’est dans l’Angleterre victorienne (Victoria règne de 1837 à 1901) que se cristallise une forme concrète d’économie esclavagiste autour de la femme au foyer. Dès les années 1840 apparaît le qualificatif de « distressed gentlewomen »1 pour des femmes qui se mettent à travailler afin de subvenir à leurs besoins, qu’elles soient célibataires, mariées, veuves ou mères. Dans la prestigieuse revue littéraire et politique éditée à Londres de 1828 à 1921, The Athenaeum, il est d’ailleurs précisé dans un article intitulé Condition of the Women and the Female Children2 du numéro du 18 mars 1843 que plus de deux-tiers des veuves et filles d’avocats et pharmaciens, commerçants et gérants de magasins, commis de banque, etc. sont « now obliged to earn their own bread »3 et que les travaux d’aiguilleuses sont désormais considérés comme une activité « natural » et « respectable ». Mais, c’est là le nœud du problème, cette activité n’était sans doute pas assez naturelle et respectable pour obtenir un salaire décent et en adéquation avec le nombre d’heures de travail. Les archives de la première moitié des années 1840 comptabilisent environ quinze-mille femmes au foyer impliquées dans ce qui est désormais nommé les « travaux d’aiguille » (dans les Reports from Commissioners: Children’s Employment, Trade and Manufactures de 1842 et 1843). C’est sans compter toutes les femmes au foyer qui ne sont pas déclarées…
Quelques femmes, quand leur famille était suffisamment aisée, bénéficiaient d’un véritable apprentissage auprès d’un tailleur qui leur garantissait de pouvoir correctement gagner leur vie par la suite. Toutefois, la plupart des femmes de cette nouvelle classe moyenne qui s’enracine dans une nouvelle société de consommation guidée par une industrialisation de plus en plus présente subissent une déconsidération impressionnante. La raison ? Consommation et industrialisation conduisent de manière inéluctable à un appauvrissement de la qualité de confection des vestiaires. Le tailleur perd de son importance au profit (est-ce le bon terme ?) d’une main d’œuvre féminine sous-payée. Le vêtement bon marché (« slop-work » dans les publications anglaises de cette époque) est le nouveau « must have » et il est produit par ces femmes au foyer pour un salaire de misère. Il a parfois été écrit que cette activité permettait une relative indépendance pour des femmes qui ne souhaitaient pas être domestiques pour d’autres familles, mais est-ce vraiment le cas ?
La question se pose si nous creusons un peu plus dans l’histoire de ces esclaves de la couture. À la sortie du second rapport au printemps 1843, nous découvrons l’ampleur de l’inhumanité vécue par ces aiguilleuses du Londres victorien : prostitution et décès dans les arrière-boutiques et les mansardes où elles œuvrent jour et nuit ! Paraissent alors de multiples articles pour défendre la cause de la « couturière en détresse » : le poème susmentionné de Thomas Hood côtoie d’autres nouvelles, des pièces de théâtre et des articles du Times et du Punch relatant la descente aux enfers de nombreuses piqueuses prises au piège par des employeurs sans aucune considération pour ses employées. Citons notamment les écrits du philosophe allemand Friedrich Engels, avec son Die Lage der arbeitenden Klasse in England (1845) dédié aux travailleurs de l’industrie grandissante dans le Londres victorien, et du révérend Anglican Charles Kingsley, de son pamphlet Cheap Clothes and Nasty (1850) à sa biographie de deux tailleurs qu’il réunit sous un propos présenté à la première personne dans Alton Locke (1850).
En conclusion, qu’elles soient aiguilleuses, brodeuses, tricoteuses, ces quelques portraits de couturières de l’ombre invitent à commémorer leur contribution à l’histoire du vêtement depuis l’époque moderne. Ces images constituent, sans doute, une forme d’hommage réalisé par les peintres qui les ont représentées et une manière de mettre en lumière un métier de la création qui, encore aujourd’hui, est marqué par une inégalité femme-homme. Quelques tableaux qui offrent l’occasion de porter un regard compatissant sur des femmes qui ont piqué et qui, du moins financièrement, ont été piquées !
Couturier ? Couturière ?
Le simple fait de mettre ces deux mots l’un à côté de l’autre inspire une remarque qui questionne. Le Couturier, c’est Yves Saint-Laurent, c’est Marc Jacobs, c’est Karl Lagerfeld, c’est Rick Owens, etc. Mais, si une femme est à la direction artistique d’une marque de mode, il est plutôt fait usage du terme de styliste, telle cette dénomination sur le site officiel de la marque ADIDAS : « La styliste Stella McCartney collabore avec Adidas depuis 2005 pour créer des pièces au design innovant et ultra performant. ». Donc, le terme « Couturière » ne passe pas dans la sphère Fashion et nous sommes contraints de marquer une différence de genre là où il n’existe pas de différences, ni de travail, ni de fonction. La différence de salaire n’étant pas le sujet de cet écrit, je la notifie sans la développer.
Pourquoi ce terme de couturière est-il si connoté d’une aura négative ? Au fil de mes lectures, j’ai l’impression que l’Angleterre victorienne se doit d’assumer une certaine responsabilité dans l’altération du vocable « couturière ». C’est en tout cas, dans cet espace-temps que s’est formalisée la dégradation d’une qualification professionnelle et d’un statut social réservés à une femme.
Revenons sur les faits pour y voir plus clair.
Première preuve : Georg Friedrich Kersting nous présente une Brodeuse en 1812 sur une huile sur toile.

Georg Friedrich Kersting, Brodeuse, 1812, 47.2 × 37.5 cm, Château Weimar
Brodeuse, oui et non. En réalité, nous observons Louise Seidler dont les Mémoires nous renseignent sur sa présence dans ce tableau puisqu’elle explique avoir servi de modèle au peintre. Le fait que je choisisse ce tableau n’est pas anodin quant au statut de la femme à cette époque dans les divers domaines de la création artistique. Louise Seidler est peintre. Mais elle n’est pas représentée comme telle. Elle se fait brodeuse (c’est le titre !) ou plutôt couturière (c’est le terme avec lequel elle se décrit). En deuil de son fiancé Geoffroy, un Français de Lisieux, décédé après une fièvre fulgurante durant la campagne napoléonienne en Espagne (peut-être portraituré sur le tableau au-dessus du canapé), Louise fut envoyée par ses parents à Dresde afin d’étudier et pratiquer la peinture. : Une manière pour eux de lui changer les idées ! Elle commence son apprentissage chez le peintre, historien et universitaire Christian Lebrecht Vogel qui lui enseigne gratuitement la peinture. Mais, pour subvenir à ses besoins et pour payer son apprentissage du pastel auprès de Jakob Wilhelm Roux, elle exerce la couture, le tricot et la broderie, après la tombée de la nuit, pour, comme elle l’écrit, « un prix dérisoire ». C’est cette activité « alimentaire » et « essentielle » pour exercer sa passion le jour que Kersting, son ami, décide de mettre en avant.
Quand bien même ces activités de « piqueuse » étaient considérées comme une forme de création, c’est surtout la déconsidération financière de ces femmes œuvrant pendant des heures qu’il semble nécessaire de retenir. Louise Seidler qualifie la rétribution de son travail de « dérisoire », car les heures de travail et le prix payé par les acheteurs des vêtements fabriqués ou reprisés est en total décalage avec le salaire octroyé aux couturières par leurs employeurs.
Le plus étonnant est qu’un artiste peintre ait trouvé plus normal de représenter « une » artiste peintre comme couturière, comme si cette activité semblait plus appropriée à une femme pour relater ses activités de création. Il est vrai que, en cette fin de 18ème siècle et début de 19ème siècle, nous sommes en plein boom des publications dédiées à la « femme au foyer » (publications probablement ordonnées par une société patriarcale qui déconsidère l’image que certaines femmes pouvaient avoir d’elles-mêmes). La broderie était une activité créatrice de premier plan dans cette propagande autour de la femme au foyer, menée en premier lieu par l’Allemagne : le Journal des Luxus und der Moden (1786–1827), le Arbeits - Magazin für Damen, Die Kunst zu Stricken in ihrem ganzen Umfange (Leipzig, 1800) ou le Zeichen, Mahler und Stickerbuch zur Selbstbelehrung für Damen (1795–1798).
Deuxième preuve : Frank Holl met en scène Song of the Shirt en 1874 (Royal Albert Memorial Museum & Art Gallery).

Frank Holl, Song of the Shirt, 1874, Royal Albert Memorial Museum & Art Gallery
Titre non traduit car le peintre l’emprunte à un poème écrit par Thomas Hood en 1843 en l’honneur de Mme Biddell (il ne nous donne pas son prénom), une mère veuve vivant dans des conditions pour le moins inhumaines et exerçant le métier de couturière sept jours par semaine. Le titre exact qui était donné à Mme Biddell est « aiguilleuse », terme symptomatique de son activité de fabricante de pantalons et de chemises avec des matériaux qui lui étaient fournis par son employeur et pour lesquels elle était contrainte de verser une caution de 2 £, une fortune ! Frank Holl met en image cette inhumanité dans l’intérieur domestique où il dépeint, sans doute, une mère et ses deux filles œuvrant à cette activité, sobrement vêtues et assises autour d’une table, devant une cheminée et un vase de fleurs qui égayent à peine ce salon. Il met en évidence les conditions pour le moins esclavagistes imposées à ces femmes de la classe moyenne qui tentent de survivre dans l’Angleterre victorienne, notamment avec la femme de gauche semble-t-il épuisée, endormie avec les ciseaux encore en main, alors que les deux autres sont afférées à finir leur travail d’aiguilleuse.
Troisième preuve : la fonction même de couturière.
Une couturière fabrique des vêtements, parfois sur-mesure, directement chez elle, sans jamais pouvoir posséder un atelier. En revanche, le « tailleur » a pignon sur rue et, dans quelques rares cas, les filles encore célibataires de celui-ci étaient autorisées à confectionner des vêtements pour des enfants de moins de huit ans. Couturier, tailleur, des vocables qui convoquent une forme de respect pour un métier réservé majoritairement à l’homme. La piqueuse, l’aiguilleuse, la couturière, œuvrent dans l’ombre ! Elles pouvaient être employées ou apprenties mais, le plus souvent, leur « foyer » devenait leur lieu de travail.
Car, si on se plonge dans l’histoire de la mode, on se rend compte que toute femme qui confectionne un vêtement pour une autre personne qu’un membre de sa famille n’est absolument pas considérée comme une « travailleuse », quelle que soit son origine sociale. La Femme avec la corbeille aux fuseaux d’Andrea del Sarto, la Dentellière de Jan Wermeer, la Couturière de Diego Velázquez, la Brodeuse de Charles Louis Baugniet ou la Petite Couturière de Jules Breton, sont autant d’exemples à travers les siècles d’une plongée dans l’intimité du foyer de femmes qui travaillent pour elle, leur famille ou pour autrui. Il y a une certaine normalité dans l’image qui est montrée alors que la réalité retrace un manque de considération de la condition féminine plutôt brutal du fait de cette habitude que la société civilisée a prise, au fur et à mesure de son industrialisation, d’imposer à un grand nombre de femmes une image de femme au foyer exécutant des travaux de couture, broderie ou tricot pour l’intérêt collectif, sans être reconnues pour cette activité et sans recevoir une rémunération à la hauteur de la charge de travail.





Au 15ème et 16ème siècles, les trousseaux de mariage des jeunes nubiles ont institué cette tradition d’une femme dévouée à la couture sans pour autant recevoir, ni reconnaissance, ni salaire. Tous les outils de couture étaient emportés par la future mariée dans sa nouvelle habitation, quel que soit son niveau social. Aiguilles, épingles, coussinets, fils, galons, tout était prévu par ses parents. Une fois installée, elle avait pour mission d’entretenir la garde-robe du couple puis de la famille et, surtout, de repriser les vêtements abimés ou usés pour prolonger leur temps d’usage. Puis, lorsque ses filles atteignaient les douze ans, elle se chargeait de leur enseigner… la couture ! C’était encore le cas il y a quelques décennies. Berthe Morisot a parfaitement retracé ce rite de passage dans sa Leçon de couture entre sa fille Julie et sa Nounou.

Berthe Morisot, Leçon de couture, 1884, huile sur toile, Minneapolis Institute of Art
Néanmoins, c’est dans l’Angleterre victorienne (Victoria règne de 1837 à 1901) que se cristallise une forme concrète d’économie esclavagiste autour de la femme au foyer. Dès les années 1840 apparaît le qualificatif de « distressed gentlewomen »1 pour des femmes qui se mettent à travailler afin de subvenir à leurs besoins, qu’elles soient célibataires, mariées, veuves ou mères. Dans la prestigieuse revue littéraire et politique éditée à Londres de 1828 à 1921, The Athenaeum, il est d’ailleurs précisé dans un article intitulé Condition of the Women and the Female Children2 du numéro du 18 mars 1843 que plus de deux-tiers des veuves et filles d’avocats et pharmaciens, commerçants et gérants de magasins, commis de banque, etc. sont « now obliged to earn their own bread »3 et que les travaux d’aiguilleuses sont désormais considérés comme une activité « natural » et « respectable ». Mais, c’est là le nœud du problème, cette activité n’était sans doute pas assez naturelle et respectable pour obtenir un salaire décent et en adéquation avec le nombre d’heures de travail. Les archives de la première moitié des années 1840 comptabilisent environ quinze-mille femmes au foyer impliquées dans ce qui est désormais nommé les « travaux d’aiguille » (dans les Reports from Commissioners: Children’s Employment, Trade and Manufactures de 1842 et 1843). C’est sans compter toutes les femmes au foyer qui ne sont pas déclarées…
Quelques femmes, quand leur famille était suffisamment aisée, bénéficiaient d’un véritable apprentissage auprès d’un tailleur qui leur garantissait de pouvoir correctement gagner leur vie par la suite. Toutefois, la plupart des femmes de cette nouvelle classe moyenne qui s’enracine dans une nouvelle société de consommation guidée par une industrialisation de plus en plus présente subissent une déconsidération impressionnante. La raison ? Consommation et industrialisation conduisent de manière inéluctable à un appauvrissement de la qualité de confection des vestiaires. Le tailleur perd de son importance au profit (est-ce le bon terme ?) d’une main d’œuvre féminine sous-payée. Le vêtement bon marché (« slop-work » dans les publications anglaises de cette époque) est le nouveau « must have » et il est produit par ces femmes au foyer pour un salaire de misère. Il a parfois été écrit que cette activité permettait une relative indépendance pour des femmes qui ne souhaitaient pas être domestiques pour d’autres familles, mais est-ce vraiment le cas ?
La question se pose si nous creusons un peu plus dans l’histoire de ces esclaves de la couture. À la sortie du second rapport au printemps 1843, nous découvrons l’ampleur de l’inhumanité vécue par ces aiguilleuses du Londres victorien : prostitution et décès dans les arrière-boutiques et les mansardes où elles œuvrent jour et nuit ! Paraissent alors de multiples articles pour défendre la cause de la « couturière en détresse » : le poème susmentionné de Thomas Hood côtoie d’autres nouvelles, des pièces de théâtre et des articles du Times et du Punch relatant la descente aux enfers de nombreuses piqueuses prises au piège par des employeurs sans aucune considération pour ses employées. Citons notamment les écrits du philosophe allemand Friedrich Engels, avec son Die Lage der arbeitenden Klasse in England (1845) dédié aux travailleurs de l’industrie grandissante dans le Londres victorien, et du révérend Anglican Charles Kingsley, de son pamphlet Cheap Clothes and Nasty (1850) à sa biographie de deux tailleurs qu’il réunit sous un propos présenté à la première personne dans Alton Locke (1850).
En conclusion, qu’elles soient aiguilleuses, brodeuses, tricoteuses, ces quelques portraits de couturières de l’ombre invitent à commémorer leur contribution à l’histoire du vêtement depuis l’époque moderne. Ces images constituent, sans doute, une forme d’hommage réalisé par les peintres qui les ont représentées et une manière de mettre en lumière un métier de la création qui, encore aujourd’hui, est marqué par une inégalité femme-homme. Quelques tableaux qui offrent l’occasion de porter un regard compatissant sur des femmes qui ont piqué et qui, du moins financièrement, ont été piquées !