


Avant-propos bavard
Pourquoi c’est une nécessité pour moi d’écrire l’histoire de Miguel de Castro ?
C’est ridicule quand même ! Qu’y a-t’il de commun entre un habitant du royaume du Kongo qui a vécu au XVIIème siècle et une immigrée dite de la « deuxième génération », une beurette à vulgairement parler ? Nous n’avons rien en partage, ni la langue, ni la classe sociale, ni le genre. Et je suis prête à parier que si on avait parlé de religion ou de sexe on aurait eu du mal à tomber d’accord.
Rien sauf que nous nous sommes croisés entre les murs de la Villa Médicis, un lieu encombré de symboles et d’une histoire diplomatique séculaire, celle de la France telle qu’elle aime à se montrer. Le genre d’endroits dans lesquels on écrit le Roman National.
Et dans le grand salon de cette vénérable institution se trouvent plusieurs tapisseries dites « Des Anciennes Indes ». On y croise des paysages exotiques assez fantaisistes où une profusion de plantes et d’animaux se partagent l’espace avec des corps d’êtres humains à la peau sombre. Une sorte de paradis terrestre, le pays où coule le lait et le miel. Où il n’y a qu’à tendre la main pour cueillir une grue au cou gracile, un melon juteux, un capucin malicieux… Ou un indigène farouche.
Rien ne me lie à Miguel et aux autres êtres humains qui sont représentés sur les murs du grand salon, sauf ce léger souffle d’exotisme et de réification, leurs corps montrés comme des trophées de l’Empire, mon nom cité comme un trophée de la République : depuis mon arrivée, malgré mes corrections répétées, je suis « une documentariste algérienne » .
Dans le fond, en plus, je n’ai pas vraiment envie de parler des tapisseries du grand salon.
Ben oui parce que je sais bien que le post-colonialisme, la réconciliation des mémoires, les réparations, c’est enquiquinant… C’est le genre de truc qu’on se dit qu’il faudrait qu’on fasse mais c’est un peu comme de ranger sa chambre, dans le fond on aimerait mieux aller à la plage.
Et même moi, qui suis concernée au premier chef, en tant que racisée, non-blanche, « descendante de » ou tout ce qu’on voudra, ça m’ennuie à mourir. Franchement, je préfèrerais parler d’autre chose : du temps qui passe ou du trésor caché de la Villa. Tout plutôt que ranger la chambre (assez bordélique il faut le dire) de la Nation.
Je voudrais parler d’autre chose mais les hommes et les femmes des tapisseries viennent me hanter. La nuit, ils se laissent couler doucement au bas de leurs grands panneaux pour se faufiler dans le salon des pensionnaires, trainer du côté du Colbert, ou danser dans la loggia. Ils viennent me chuchoter « Qu’est-ce qu’on fait là ? qu’est-ce qu’on raconte ? ».
Je suis hantée par Miguel et ses semblables parce que l’assignation ne vient pas que de l’extérieur hélas, ce serait trop facile, elle est en moi. En pénétrant dans l’institution, en me plongeant dans la douce lumière de légitimité et de reconnaissance que diffusent les ors de la République, j’ai le devoir de ne pas laisser mon histoire à la porte. Je dois entrer avec armes et bagages. Même si ça ne fait pas bien propre, même si ça sent le mouton et que ça me fait honte. Surtout si ça me fait honte.
Le racisme ce n’est pas de dire « je n’aime pas » les noirs ou les rouges ou les jaunes, merci de rayer la mention inutile. Le racisme est un système dans lequel nous sommes tous immergés et qui crée une inégalité entre les blancs et les non-blancs qui sont moins bien payés, ont plus de mal à se loger, remplissent les prisons, sont plus victimes de violences policières et (on l’a constaté avec le covid) sont moins bien soignés. Ce système injuste trouve son origine dans une histoire du monde qui a été écrite par et pour les hommes blancs.
Ce n’est pas de votre faute ni de la mienne mais le fait est que nous vivons dans ce système ; qui se perpétue, entre autres et notamment, entre les murs de la Villa Médicis. Un proverbe africain que j’aime beaucoup dit « tant que les antilopes n’auront pas leurs propres historiens, l’histoire de la chasse sera à la gloire des chasseurs ».
Eh ben voilà. Puisqu’on me fait l’honneur d’être admise dans l’antre des chasseurs, je m’autoproclame historienne des antilopes.
Je voudrais rendre à l’un des hommes des tapisseries son histoire. J’aurais aimé le faire pour tous, mais il n’y en a qu’un qui aie laissé des traces. Une histoire dont les fragments gisent dans les recoins de l’Histoire officielle, aux marges des récits de missionnaires, au fond des cartons d’archives du Vatican ou de la Compagnie néerlandaise des Indes occidentales, et qui ont été minutieusement recueillis par les chercheurs, qu’ils en soient remerciés.
L’autobiographie imaginaire que vous allez lire est vraisemblable et pourtant elle n’a rien de vrai. Mais la vérité après tout…
Miguel
Je n’ai jamais vraiment compris ce que les gens voient quand ils me regardent. C’est difficile d’être défini parce ce qu’on « n’est pas ».
Sous vos yeux par exemple, sur cette tapisserie je suis le sauvage, celui qui n’est pas civilisé, le noir, celui qui n’a pas la peau blanche.
L’autre. Eternellement. Quand je parle, quand je mange, quand je danse, quand j’aime. L’autre. Ce qui est pratique avec cet autre que je suis, c’est que vous pouvez m’affubler de toutes les identités, peu importe du moment que je ne suis pas vous.
La première fois qu’on a fait mon portrait j’étais « Un ambassadeur du Kongo à Recife ». Puis, toujours sur le même tableau, je suis devenu « Un prince chilien ». Ensuite j’ai été « Un Maure avec un chapeau de plumes rouges ». Et enfin « Un roy naygre porté par deux esclaves ».
Trois portraits, trois métiers, quatre origines géographiques. Un sacré pedigree qui revient à dire que je ne suis rien. « Un » ambassadeur, « un » prince, « un » Maure ou « un » roi. L’article reste indéfini. Comme mon identité.
Vous me direz que peut-être il s’agit de trois personnes différentes sur les trois tableaux mais approchez-vous, regardez bien l’ambassadeur et le « roy naygre », comparez les. Oui, ils ont le même chapeau en forme de mitre, le même collier de coquillage et la même croix autour du cou, le même pagne jaune vif et le même visage. Mon visage.
Car, contrairement à ce que vous pensez, je ne suis pas un nègre de plus, anonyme et décoratif. Un de ces négrillons porte-flambeaux qui jouent les faire-valoir de la duchesse en son boudoir. Pauvre tâche sombre sur vos toiles peintes peuplées de délicates chairs rosées.
Non, j’ai une vie, une histoire, un nom. Je m’appelle Miguel de Castro et le premier portrait ne mentait pas, je suis effectivement ambassadeur. Je suis noble, catholique et j’ai voyagé à travers le monde pour défendre les intérêts de mon pays, le royaume du Kongo et l’imposer comme un Etat indépendant, chrétien et souverain.
Je ne me suis pas toujours appelé Miguel. Quand je suis né, dans la région de Mbamba, près de l’océan, on m’a appelé Mapuata, « celui qui n’a pas de réserve », qui dit tout. J’étais un enfant volubile et joyeux et ma mère me raconte que je passais des heures à parler à l’océan, muni d’un morceau de bois flotté, je le cajolais et le grondais tour à tour dans une conversation interminable.
Le Kongo était relativement paisible à cette époque. Notre royaume existait depuis des siècles mais ça faisait seulement un siècle et demi qu’il était chrétien. La légende raconte que le roi Afonso II a christianisé et unifié le pays avec l’aide de Saint-Jacques.
Je dirais que c’est un christianisme assez différent de celui que j’ai pu observer chez vous. Nous avons nous aussi l’idée de l’au-delà mais disons que c’est un au-delà plus accessible, les morts viennent volontiers nous rendre visite, on vit en bonne intelligence avec eux. Et nous vénérons nous aussi la croix mais ce n’est pas tant en mémoire du Christ, que parce qu’elle est l’embranchement, la bifurcation entre les deux mondes, celui des morts et celui des vivants.
Reste que nous avons élevé des croix, bâti des églises, et nous les avons remplies des crucifix que nous vous avons achetés ou que nous avons copiés. Non pas parce que vous nous y avez obligés, non, mais parce que nous nous sommes emparés de vos légendes et de vos rites. Ils nous paraissaient utiles et ils collaient bien avec nos valeurs, c’était de la transcendance ad hoc en quelque sorte. Et de fait, après le règne d’Afonso II, le Kongo est resté pendant des dizaines d’années un royaume puissant, y compris face aux Portugais qui ont colonisé toute la côte autour de nous mais ont été obligés de respecter notre souveraineté.
C’était un temps heureux, en tous les cas c’est comme ça que je me le rappelle. Mon seul souci était d’échapper aux leçons de ma mère pour aller jouer près de l’eau et ramasser des coquillages avec Mwinda, ma nourrice. Je savais que j’étais quelqu’un d’important car quand j’ai été baptisé, ce n’était pas un baptême de groupe, comme pour les autres habitants du village, le prêtre et le mestre m’ont baptisé en personne et à partir de ce jour-là je me suis appelé Miguel.
J’avais 9 ans quand les Portugais ont tenté d’envahir le Kongo depuis l’Angola. Une invasion, la guerre, ça ne veut rien dire pour un enfant. Je me souviens juste de dire au revoir à mon père, au petit matin, il était armé de son arc et ses flèches et de son épée de fer. L’arme locale et l’arme importée d’Europe, celle qui pique et celle qui tranche. Il n’a jamais voulu choisir entre les deux. Je l’ai vu s’éloigner sur la route, encombré et puissant, comme tous les pères. Je ne me doutais pas que je ne le regarderais plus jamais ainsi.
A la bataille de Mbumbi, mon père et mes oncles sont capturés par les Portugais, réduits en esclavage et envoyés au Brésil pour travailler sur les plantations.
Il faut que je précise des petites choses sur mon rapport à l’esclavage parce que je sens que c’est un point sur lequel on va avoir du mal à se comprendre. Je suis pour l’esclavage, du moment qu’il s’effectue dans les règles.
Dans toutes les grandes familles bakongos, il y a des esclaves, essentiellement des personnes capturées pendant les guerres contre nos ennemis ou bien des criminels punis pour ce qu’ils ont commis. Mwinda ma nourrice, que j’aime autant que ma mère, en fait partie.
Mais il y a une chose qui est interdite : vendre en esclavage les sujets libres de ce pays. Nos rois successifs, alors même qu’ils utilisaient des esclaves étrangers comme monnaie d’échange avec les pays Européens, ont interdit formellement aux marchands portugais de s’emparer de leurs sujets. Ils ont aussi imposé que le commerce d’esclave se fasse dans des zones limitées et réglementées. Ils ont régulé le marché en somme.
Vous en pensez ce que vous voulez mais de fait cette régulation nous a protégés, nous Bakongos, de ce commerce qu’on appelle triangulaire. Et cette protection était puissante.
La preuve c’est que quand mon père et d’autres ont été réduits en esclavage illégalement, notre roi a écrit au Pape et au roi Philippe d’Espagne pour protester et a obtenu gain de cause. Les hommes déportés ont été recherchés dans tout le Brésil, retirés des plantations et renvoyés au Kongo. Telle était à l’époque la puissance de notre roi.
Hélas, ils étaient bien peu nombreux ceux qu’on a retrouvés, et même si, par miracle, mon père en faisait partie, c’est comme s’il n’était jamais revenu. Quand il est rentré de captivité, 2 ans plus tard, il était devenu un corps sans âme, mutique, qui se mouvait sans qu’on comprenne très bien comment. Il refusait de passer la nuit sur sa natte et se roulait en boule entre deux troncs d’arbre pour dormir. Il est mort quelques mois après son retour sans avoir dit un mot.
Ensuite notre vie a bien changé, nous avons déménagé à Mbanza Kongo, la capitale, qu’on appelle aussi Sao Salvador, la ville aux 12 églises. Notre maison était située juste derrière la cathédrale et ma mère m’a envoyé dans l’école que les jésuites venaient d’ouvrir. C’est là que j’ai compris pour la première fois que j’étais « l’autre ».
Depuis que j’avais quitté l’océan et la liberté de mon enfance, je n’étais plus Mapuata, celui qui parle à tort et à travers, mais j’avais gardé un appétit immodéré pour le langage. C’est ce qui m’a permis d’apprendre très vite à lire et à écrire, à parler le Portugais et l’Espagnol aussi. Mes professeurs se récriaient devant mes talents, et j’ai longtemps pensé que j’étais un petit génie, jusqu’à ce que je comprenne qu’ils trouvaient que j’étais très fort… Pour un noir. Ce qu’ils trouvaient miraculeux de ma part ils l’attendaient comme une chose normale de la part de leurs élèves portugais. J’ai aussi découvert que certaines matières n’étaient pas enseignées dans notre classe, le latin par exemple, que mes professeurs maniaient avec aisance. J’ai alors volé le livre de versions de frère Manuel, qui, quand il s’en est aperçu, au lieu de se fâcher, a décidé de m’enseigner lui-même la langue d’Ovide. Il m’a également initié à la rhétorique.
Après plusieurs années passées entre ses mains, la question de mon avenir s’est posée. Est-ce que j’allais devenir Mestre ? Ma maitrise des langues européennes et ma formation religieuse me prédestinaient à cette fonction très convoitée qui consiste à servir de truchement aux prêtres européens qui officient au Kongo. Ainsi je pourrais avoir droit à tous les honneurs et je serais enterré près d’une église, en terre chrétienne. Dans un monde où les morts font partie de la vie, être enterré au bon endroit, ce n’est pas rien. Mais quelque chose me manquait : la foi. Bien sûr il n’était pas question d’être ordonné prêtre mais il me semblait que même pour être l’assistant d’un assistant du seigneur, il fallait être un minimum intéressé par Dieu. Mais à cette époque, j’avais à peine plus de 20 ans et la politique me fascinait. Je sais, ça n’est pas bien glorieux mais au moins je suis honnête avec vous.
Il faut dire que c’est une époque instable, les rois bakongos se succèdent sur le trône, souvent trop jeunes pour régner, toujours trop faibles pour durer. Ici la royauté n’est pas héréditaire et le souverain est élu par une assemblée de nobles. Ainsi les conciliabules dans les maisons des grandes familles étaient nombreux, et les alliances aussi promptes à se faire qu’à se défaire.
C’est à cette époque que je me lie d’amitié avec Garcia Okimbaku, marquis de Kiowa, qui devient quelques années plus tard le roi Garcia II et me nomme ambassadeur du royaume.
Dès le début de son règne, Garcia II a à cœur de débarrasser le royaume du patronage des Portugais qui se montrent de plus en plus avides et agressifs dans la région. Il m’envoie auprès des Hollandais qui occupent Recife sur la côte brésilienne et avec qui il aimerait faire alliance. C’est ainsi que je me suis retrouvé à voguer vers le Brésil.
Pour payer les frais de mon accueil et celui de mes compagnons Bastia de Sonho et Antonio Fernandes, une centaine d’esclaves ont été embarqués dans le gaillard arrière, qui serviront aussi à financer les objets, les étoffes et les différentes transactions que nous sommes chargés de faire avec les Hollandais. Cette cargaison humaine ne me pose aucun problème, je vous l’ai dit, je suis habitué à côtoyer des esclaves.
Ce n’est qu’après quelques jours de navigation que mes pas me mènent à la cale et que je découvre les conditions de voyage de la « marchandise ». Les hommes sont enferrés deux par deux, couchés nus sur des planches, entassés et baignant dans la saleté.
Le souvenir de mon père me revient et je comprends que les deux troncs entre lesquels il dormait, reproduisaient les conditions inhumaines de son propre voyage vers le Brésil, comme une répétition macabre dont son cerveau malade ne pouvait plus se passer. Je saisis que son silence cachait plus d’horreurs que je ne peux en imaginer.
En écoutant les gémissements et les plaintes qui s’élèvent de ces hommes, j’entends aussi, à leur accent, que la moitié d’entre eux sont mes compatriotes. Il est bien loin le temps où notre roi protégeait ses sujets et où il allait les rechercher jusqu’au bout du monde, la guerre civile qui a divisé notre pays et affaibli nos monarques, a aussi réduit leur pouvoir de protection.
Mais c’est à Recife même que je mesure l’étendue de notre crime. Dans la demeure du gouverneur, dans les champs, partout, seuls les noirs sont esclaves et tous les noirs sont esclaves. L’homme libre de couleur n’existe pas sur le nouveau continent. Mes compagnons et moi-même sommes regardés comme des phénomènes, je devine même que si nous n’étions pas sous la protection du gouverneur, nous serions vite nous aussi réduits à la servitude.
A Sao Salvador j’étais « l’autre » d’une poignée de frères jésuites mais je vivais parmi mes semblables, à Recife je suis « l’autre » d’un monde entier.
Les tractations avec le gouverneur de la colonie sont fructueuses mais il n’a pas assez de pouvoir de négociation pour s’engager contre les Portugais, il nous faut aller au centre du pouvoir, en Hollande, pour passer des accords valables.
Nous embarquons alors pour une nouvelle traversée de plusieurs mois. Des Indes jusqu’en Europe, les cales du navire sont à nouveau chargées, mais d’épices et d’étoffes cette fois. Je constate que dans le commerce triangulaire entre l’Europe l’Afrique et le Nouveau Monde, l’Afrique est la seule à se vider de ses femmes et de ses hommes en échange d’objets matériels.
Mon séjour en Hollande ressemble à un rêve éveillé. Ce pays est si différent du mien : climat, coutumes, habitations, que j’en ai le tournis. Je n’ai sans doute jamais été aussi « autre » qu’à La Haye. Heureusement j’évolue dans un univers aristocratique et diplomatique dans lequel je suis comme un poisson dans l’eau. Comme je parle le latin je peux communiquer avec nombre de Hollandais et puis les intrigues de cour se ressemblent, peu importe l’endroit du globe où on se trouve. Je finis par jouer de l’aura d’exotisme qui me suit partout et m’amuse à revêtir des costumes européens. Je deviens la coqueluche des salons à la mode, mon stigmate est devenu une force. Tant et si bien qu’on réalise plusieurs portraits de moi.
Je repars de Hollande avec des promesses de soutien mais rien de définitif. Notre roi désire s’allier avec les Hollandais mais pas au point de renoncer à la foi catholique pour épouser la religion réformée, ça limite les négociations.
De retour à Sao Salvador, je décris les conditions indignes dans lesquelles vivent nos compatriotes dans les plantations du Nouveau Monde mais mon récit a peu d’effet. En réalité Garcia II sait très bien à quoi s’en tenir sur la traite des esclaves mais il n’a pas les moyens de s’y opposer.
D’un côté, le besoin toujours croissant d’esclaves dans les nouvelles colonies a conduit les Européens à exiger d’être payés en captifs. Alors qu’à l’intérieur du pays, nous pouvons payer en étoffes, en ivoire ou en coquillages, pour toutes les transactions financières avec les étrangers la chair humaine est devenue la monnaie incontournable. En quelques années l’esclave est devenu l’équivalent de votre baril de pétrole.
De l’autre côté, les rois du Kongos ne sont plus aussi forts qu’avant, des seigneuries aussi puissantes que le royaume se sont créées, comme celle de Soyo par exemple. Chaque prétendant au trône cherche à se procurer richesses et étoffes européennes et les échange contre des esclaves qu’il faut bien se procurer quelque part. Des guerres intestines éclatent sous le moindre prétexte pour pouvoir capturer des ennemis et les vendre. Dans les périodes de famine, il arrive même que le frère vende sa sœur ou que le père vende ses enfants. Je comprends que nous avons créé et nourri le monstre qui va détruire notre monde.
Quand j’essaye de parler de tout ça, on ne m’écoute pas. Après tous ces voyages, je suis devenu un étranger, un autre dans mon propre pays. Amer, je me retire de la vie publique. Plus je vieillis, plus je pense à mon père et ce qu’il a vécu au Brésil. J’ai plus de cinquante ans quand mon pays sombre tout à fait dans la guerre civile, une guerre qui va durer quarante ans et à laquelle je ne survivrai pas. Après ma mort, en bon Bakongo je me suis cherché un endroit d’où observer mes descendants. Le royaume du Kongo m’offrait un triste spectacle, déchiré, affaibli, il allait résister encore longtemps mais finir par devenir une colonie portugaise, j’ai préféré m’éloigner.
J’ai fini par aller m’installer dans mon hamac, sous mon ombrelle tressée, au milieu des colibris et des poissons excentriques, dans le grand salon de la Villa Médicis. De là, je vous entends discuter d’esclavage, d’impérialisme et d’anthropocène. J’hésite à vous envoyer quelques piques.
- Bibliographie
- Cécile de Fromont, L’art de la conversion – culture visuelle chrétienne dans le royaume du Kongo, Les presses du réel, 2018.
- Linda M. Heywood, Slavery and its transformation in the kingdom of Kongo 1491-1800, Cambridge University Press, 2009.
- William Graham Lister Randles, L’ancien royaume du Kongo, des origines à la fin du XIXème siècle, éditions EHESS ré-impressions.



Avant-propos bavard
Pourquoi c’est une nécessité pour moi d’écrire l’histoire de Miguel de Castro ?
C’est ridicule quand même ! Qu’y a-t’il de commun entre un habitant du royaume du Kongo qui a vécu au XVIIème siècle et une immigrée dite de la « deuxième génération », une beurette à vulgairement parler ? Nous n’avons rien en partage, ni la langue, ni la classe sociale, ni le genre. Et je suis prête à parier que si on avait parlé de religion ou de sexe on aurait eu du mal à tomber d’accord.
Rien sauf que nous nous sommes croisés entre les murs de la Villa Médicis, un lieu encombré de symboles et d’une histoire diplomatique séculaire, celle de la France telle qu’elle aime à se montrer. Le genre d’endroits dans lesquels on écrit le Roman National.
Et dans le grand salon de cette vénérable institution se trouvent plusieurs tapisseries dites « Des Anciennes Indes ». On y croise des paysages exotiques assez fantaisistes où une profusion de plantes et d’animaux se partagent l’espace avec des corps d’êtres humains à la peau sombre. Une sorte de paradis terrestre, le pays où coule le lait et le miel. Où il n’y a qu’à tendre la main pour cueillir une grue au cou gracile, un melon juteux, un capucin malicieux… Ou un indigène farouche.
Rien ne me lie à Miguel et aux autres êtres humains qui sont représentés sur les murs du grand salon, sauf ce léger souffle d’exotisme et de réification, leurs corps montrés comme des trophées de l’Empire, mon nom cité comme un trophée de la République : depuis mon arrivée, malgré mes corrections répétées, je suis « une documentariste algérienne » .
Dans le fond, en plus, je n’ai pas vraiment envie de parler des tapisseries du grand salon.
Ben oui parce que je sais bien que le post-colonialisme, la réconciliation des mémoires, les réparations, c’est enquiquinant… C’est le genre de truc qu’on se dit qu’il faudrait qu’on fasse mais c’est un peu comme de ranger sa chambre, dans le fond on aimerait mieux aller à la plage.
Et même moi, qui suis concernée au premier chef, en tant que racisée, non-blanche, « descendante de » ou tout ce qu’on voudra, ça m’ennuie à mourir. Franchement, je préfèrerais parler d’autre chose : du temps qui passe ou du trésor caché de la Villa. Tout plutôt que ranger la chambre (assez bordélique il faut le dire) de la Nation.
Je voudrais parler d’autre chose mais les hommes et les femmes des tapisseries viennent me hanter. La nuit, ils se laissent couler doucement au bas de leurs grands panneaux pour se faufiler dans le salon des pensionnaires, trainer du côté du Colbert, ou danser dans la loggia. Ils viennent me chuchoter « Qu’est-ce qu’on fait là ? qu’est-ce qu’on raconte ? ».
Je suis hantée par Miguel et ses semblables parce que l’assignation ne vient pas que de l’extérieur hélas, ce serait trop facile, elle est en moi. En pénétrant dans l’institution, en me plongeant dans la douce lumière de légitimité et de reconnaissance que diffusent les ors de la République, j’ai le devoir de ne pas laisser mon histoire à la porte. Je dois entrer avec armes et bagages. Même si ça ne fait pas bien propre, même si ça sent le mouton et que ça me fait honte. Surtout si ça me fait honte.
Le racisme ce n’est pas de dire « je n’aime pas » les noirs ou les rouges ou les jaunes, merci de rayer la mention inutile. Le racisme est un système dans lequel nous sommes tous immergés et qui crée une inégalité entre les blancs et les non-blancs qui sont moins bien payés, ont plus de mal à se loger, remplissent les prisons, sont plus victimes de violences policières et (on l’a constaté avec le covid) sont moins bien soignés. Ce système injuste trouve son origine dans une histoire du monde qui a été écrite par et pour les hommes blancs.
Ce n’est pas de votre faute ni de la mienne mais le fait est que nous vivons dans ce système ; qui se perpétue, entre autres et notamment, entre les murs de la Villa Médicis. Un proverbe africain que j’aime beaucoup dit « tant que les antilopes n’auront pas leurs propres historiens, l’histoire de la chasse sera à la gloire des chasseurs ».
Eh ben voilà. Puisqu’on me fait l’honneur d’être admise dans l’antre des chasseurs, je m’autoproclame historienne des antilopes.
Je voudrais rendre à l’un des hommes des tapisseries son histoire. J’aurais aimé le faire pour tous, mais il n’y en a qu’un qui aie laissé des traces. Une histoire dont les fragments gisent dans les recoins de l’Histoire officielle, aux marges des récits de missionnaires, au fond des cartons d’archives du Vatican ou de la Compagnie néerlandaise des Indes occidentales, et qui ont été minutieusement recueillis par les chercheurs, qu’ils en soient remerciés.
L’autobiographie imaginaire que vous allez lire est vraisemblable et pourtant elle n’a rien de vrai. Mais la vérité après tout…
Miguel
Je n’ai jamais vraiment compris ce que les gens voient quand ils me regardent. C’est difficile d’être défini parce ce qu’on « n’est pas ».
Sous vos yeux par exemple, sur cette tapisserie je suis le sauvage, celui qui n’est pas civilisé, le noir, celui qui n’a pas la peau blanche.
L’autre. Eternellement. Quand je parle, quand je mange, quand je danse, quand j’aime. L’autre. Ce qui est pratique avec cet autre que je suis, c’est que vous pouvez m’affubler de toutes les identités, peu importe du moment que je ne suis pas vous.
La première fois qu’on a fait mon portrait j’étais « Un ambassadeur du Kongo à Recife ». Puis, toujours sur le même tableau, je suis devenu « Un prince chilien ». Ensuite j’ai été « Un Maure avec un chapeau de plumes rouges ». Et enfin « Un roy naygre porté par deux esclaves ».
Trois portraits, trois métiers, quatre origines géographiques. Un sacré pedigree qui revient à dire que je ne suis rien. « Un » ambassadeur, « un » prince, « un » Maure ou « un » roi. L’article reste indéfini. Comme mon identité.
Vous me direz que peut-être il s’agit de trois personnes différentes sur les trois tableaux mais approchez-vous, regardez bien l’ambassadeur et le « roy naygre », comparez les. Oui, ils ont le même chapeau en forme de mitre, le même collier de coquillage et la même croix autour du cou, le même pagne jaune vif et le même visage. Mon visage.
Car, contrairement à ce que vous pensez, je ne suis pas un nègre de plus, anonyme et décoratif. Un de ces négrillons porte-flambeaux qui jouent les faire-valoir de la duchesse en son boudoir. Pauvre tâche sombre sur vos toiles peintes peuplées de délicates chairs rosées.
Non, j’ai une vie, une histoire, un nom. Je m’appelle Miguel de Castro et le premier portrait ne mentait pas, je suis effectivement ambassadeur. Je suis noble, catholique et j’ai voyagé à travers le monde pour défendre les intérêts de mon pays, le royaume du Kongo et l’imposer comme un Etat indépendant, chrétien et souverain.
Je ne me suis pas toujours appelé Miguel. Quand je suis né, dans la région de Mbamba, près de l’océan, on m’a appelé Mapuata, « celui qui n’a pas de réserve », qui dit tout. J’étais un enfant volubile et joyeux et ma mère me raconte que je passais des heures à parler à l’océan, muni d’un morceau de bois flotté, je le cajolais et le grondais tour à tour dans une conversation interminable.
Le Kongo était relativement paisible à cette époque. Notre royaume existait depuis des siècles mais ça faisait seulement un siècle et demi qu’il était chrétien. La légende raconte que le roi Afonso II a christianisé et unifié le pays avec l’aide de Saint-Jacques.
Je dirais que c’est un christianisme assez différent de celui que j’ai pu observer chez vous. Nous avons nous aussi l’idée de l’au-delà mais disons que c’est un au-delà plus accessible, les morts viennent volontiers nous rendre visite, on vit en bonne intelligence avec eux. Et nous vénérons nous aussi la croix mais ce n’est pas tant en mémoire du Christ, que parce qu’elle est l’embranchement, la bifurcation entre les deux mondes, celui des morts et celui des vivants.
Reste que nous avons élevé des croix, bâti des églises, et nous les avons remplies des crucifix que nous vous avons achetés ou que nous avons copiés. Non pas parce que vous nous y avez obligés, non, mais parce que nous nous sommes emparés de vos légendes et de vos rites. Ils nous paraissaient utiles et ils collaient bien avec nos valeurs, c’était de la transcendance ad hoc en quelque sorte. Et de fait, après le règne d’Afonso II, le Kongo est resté pendant des dizaines d’années un royaume puissant, y compris face aux Portugais qui ont colonisé toute la côte autour de nous mais ont été obligés de respecter notre souveraineté.
C’était un temps heureux, en tous les cas c’est comme ça que je me le rappelle. Mon seul souci était d’échapper aux leçons de ma mère pour aller jouer près de l’eau et ramasser des coquillages avec Mwinda, ma nourrice. Je savais que j’étais quelqu’un d’important car quand j’ai été baptisé, ce n’était pas un baptême de groupe, comme pour les autres habitants du village, le prêtre et le mestre m’ont baptisé en personne et à partir de ce jour-là je me suis appelé Miguel.
J’avais 9 ans quand les Portugais ont tenté d’envahir le Kongo depuis l’Angola. Une invasion, la guerre, ça ne veut rien dire pour un enfant. Je me souviens juste de dire au revoir à mon père, au petit matin, il était armé de son arc et ses flèches et de son épée de fer. L’arme locale et l’arme importée d’Europe, celle qui pique et celle qui tranche. Il n’a jamais voulu choisir entre les deux. Je l’ai vu s’éloigner sur la route, encombré et puissant, comme tous les pères. Je ne me doutais pas que je ne le regarderais plus jamais ainsi.
A la bataille de Mbumbi, mon père et mes oncles sont capturés par les Portugais, réduits en esclavage et envoyés au Brésil pour travailler sur les plantations.
Il faut que je précise des petites choses sur mon rapport à l’esclavage parce que je sens que c’est un point sur lequel on va avoir du mal à se comprendre. Je suis pour l’esclavage, du moment qu’il s’effectue dans les règles.
Dans toutes les grandes familles bakongos, il y a des esclaves, essentiellement des personnes capturées pendant les guerres contre nos ennemis ou bien des criminels punis pour ce qu’ils ont commis. Mwinda ma nourrice, que j’aime autant que ma mère, en fait partie.
Mais il y a une chose qui est interdite : vendre en esclavage les sujets libres de ce pays. Nos rois successifs, alors même qu’ils utilisaient des esclaves étrangers comme monnaie d’échange avec les pays Européens, ont interdit formellement aux marchands portugais de s’emparer de leurs sujets. Ils ont aussi imposé que le commerce d’esclave se fasse dans des zones limitées et réglementées. Ils ont régulé le marché en somme.
Vous en pensez ce que vous voulez mais de fait cette régulation nous a protégés, nous Bakongos, de ce commerce qu’on appelle triangulaire. Et cette protection était puissante.
La preuve c’est que quand mon père et d’autres ont été réduits en esclavage illégalement, notre roi a écrit au Pape et au roi Philippe d’Espagne pour protester et a obtenu gain de cause. Les hommes déportés ont été recherchés dans tout le Brésil, retirés des plantations et renvoyés au Kongo. Telle était à l’époque la puissance de notre roi.
Hélas, ils étaient bien peu nombreux ceux qu’on a retrouvés, et même si, par miracle, mon père en faisait partie, c’est comme s’il n’était jamais revenu. Quand il est rentré de captivité, 2 ans plus tard, il était devenu un corps sans âme, mutique, qui se mouvait sans qu’on comprenne très bien comment. Il refusait de passer la nuit sur sa natte et se roulait en boule entre deux troncs d’arbre pour dormir. Il est mort quelques mois après son retour sans avoir dit un mot.
Ensuite notre vie a bien changé, nous avons déménagé à Mbanza Kongo, la capitale, qu’on appelle aussi Sao Salvador, la ville aux 12 églises. Notre maison était située juste derrière la cathédrale et ma mère m’a envoyé dans l’école que les jésuites venaient d’ouvrir. C’est là que j’ai compris pour la première fois que j’étais « l’autre ».
Depuis que j’avais quitté l’océan et la liberté de mon enfance, je n’étais plus Mapuata, celui qui parle à tort et à travers, mais j’avais gardé un appétit immodéré pour le langage. C’est ce qui m’a permis d’apprendre très vite à lire et à écrire, à parler le Portugais et l’Espagnol aussi. Mes professeurs se récriaient devant mes talents, et j’ai longtemps pensé que j’étais un petit génie, jusqu’à ce que je comprenne qu’ils trouvaient que j’étais très fort… Pour un noir. Ce qu’ils trouvaient miraculeux de ma part ils l’attendaient comme une chose normale de la part de leurs élèves portugais. J’ai aussi découvert que certaines matières n’étaient pas enseignées dans notre classe, le latin par exemple, que mes professeurs maniaient avec aisance. J’ai alors volé le livre de versions de frère Manuel, qui, quand il s’en est aperçu, au lieu de se fâcher, a décidé de m’enseigner lui-même la langue d’Ovide. Il m’a également initié à la rhétorique.
Après plusieurs années passées entre ses mains, la question de mon avenir s’est posée. Est-ce que j’allais devenir Mestre ? Ma maitrise des langues européennes et ma formation religieuse me prédestinaient à cette fonction très convoitée qui consiste à servir de truchement aux prêtres européens qui officient au Kongo. Ainsi je pourrais avoir droit à tous les honneurs et je serais enterré près d’une église, en terre chrétienne. Dans un monde où les morts font partie de la vie, être enterré au bon endroit, ce n’est pas rien. Mais quelque chose me manquait : la foi. Bien sûr il n’était pas question d’être ordonné prêtre mais il me semblait que même pour être l’assistant d’un assistant du seigneur, il fallait être un minimum intéressé par Dieu. Mais à cette époque, j’avais à peine plus de 20 ans et la politique me fascinait. Je sais, ça n’est pas bien glorieux mais au moins je suis honnête avec vous.
Il faut dire que c’est une époque instable, les rois bakongos se succèdent sur le trône, souvent trop jeunes pour régner, toujours trop faibles pour durer. Ici la royauté n’est pas héréditaire et le souverain est élu par une assemblée de nobles. Ainsi les conciliabules dans les maisons des grandes familles étaient nombreux, et les alliances aussi promptes à se faire qu’à se défaire.
C’est à cette époque que je me lie d’amitié avec Garcia Okimbaku, marquis de Kiowa, qui devient quelques années plus tard le roi Garcia II et me nomme ambassadeur du royaume.
Dès le début de son règne, Garcia II a à cœur de débarrasser le royaume du patronage des Portugais qui se montrent de plus en plus avides et agressifs dans la région. Il m’envoie auprès des Hollandais qui occupent Recife sur la côte brésilienne et avec qui il aimerait faire alliance. C’est ainsi que je me suis retrouvé à voguer vers le Brésil.
Pour payer les frais de mon accueil et celui de mes compagnons Bastia de Sonho et Antonio Fernandes, une centaine d’esclaves ont été embarqués dans le gaillard arrière, qui serviront aussi à financer les objets, les étoffes et les différentes transactions que nous sommes chargés de faire avec les Hollandais. Cette cargaison humaine ne me pose aucun problème, je vous l’ai dit, je suis habitué à côtoyer des esclaves.
Ce n’est qu’après quelques jours de navigation que mes pas me mènent à la cale et que je découvre les conditions de voyage de la « marchandise ». Les hommes sont enferrés deux par deux, couchés nus sur des planches, entassés et baignant dans la saleté.
Le souvenir de mon père me revient et je comprends que les deux troncs entre lesquels il dormait, reproduisaient les conditions inhumaines de son propre voyage vers le Brésil, comme une répétition macabre dont son cerveau malade ne pouvait plus se passer. Je saisis que son silence cachait plus d’horreurs que je ne peux en imaginer.
En écoutant les gémissements et les plaintes qui s’élèvent de ces hommes, j’entends aussi, à leur accent, que la moitié d’entre eux sont mes compatriotes. Il est bien loin le temps où notre roi protégeait ses sujets et où il allait les rechercher jusqu’au bout du monde, la guerre civile qui a divisé notre pays et affaibli nos monarques, a aussi réduit leur pouvoir de protection.
Mais c’est à Recife même que je mesure l’étendue de notre crime. Dans la demeure du gouverneur, dans les champs, partout, seuls les noirs sont esclaves et tous les noirs sont esclaves. L’homme libre de couleur n’existe pas sur le nouveau continent. Mes compagnons et moi-même sommes regardés comme des phénomènes, je devine même que si nous n’étions pas sous la protection du gouverneur, nous serions vite nous aussi réduits à la servitude.
A Sao Salvador j’étais « l’autre » d’une poignée de frères jésuites mais je vivais parmi mes semblables, à Recife je suis « l’autre » d’un monde entier.
Les tractations avec le gouverneur de la colonie sont fructueuses mais il n’a pas assez de pouvoir de négociation pour s’engager contre les Portugais, il nous faut aller au centre du pouvoir, en Hollande, pour passer des accords valables.
Nous embarquons alors pour une nouvelle traversée de plusieurs mois. Des Indes jusqu’en Europe, les cales du navire sont à nouveau chargées, mais d’épices et d’étoffes cette fois. Je constate que dans le commerce triangulaire entre l’Europe l’Afrique et le Nouveau Monde, l’Afrique est la seule à se vider de ses femmes et de ses hommes en échange d’objets matériels.
Mon séjour en Hollande ressemble à un rêve éveillé. Ce pays est si différent du mien : climat, coutumes, habitations, que j’en ai le tournis. Je n’ai sans doute jamais été aussi « autre » qu’à La Haye. Heureusement j’évolue dans un univers aristocratique et diplomatique dans lequel je suis comme un poisson dans l’eau. Comme je parle le latin je peux communiquer avec nombre de Hollandais et puis les intrigues de cour se ressemblent, peu importe l’endroit du globe où on se trouve. Je finis par jouer de l’aura d’exotisme qui me suit partout et m’amuse à revêtir des costumes européens. Je deviens la coqueluche des salons à la mode, mon stigmate est devenu une force. Tant et si bien qu’on réalise plusieurs portraits de moi.
Je repars de Hollande avec des promesses de soutien mais rien de définitif. Notre roi désire s’allier avec les Hollandais mais pas au point de renoncer à la foi catholique pour épouser la religion réformée, ça limite les négociations.
De retour à Sao Salvador, je décris les conditions indignes dans lesquelles vivent nos compatriotes dans les plantations du Nouveau Monde mais mon récit a peu d’effet. En réalité Garcia II sait très bien à quoi s’en tenir sur la traite des esclaves mais il n’a pas les moyens de s’y opposer.
D’un côté, le besoin toujours croissant d’esclaves dans les nouvelles colonies a conduit les Européens à exiger d’être payés en captifs. Alors qu’à l’intérieur du pays, nous pouvons payer en étoffes, en ivoire ou en coquillages, pour toutes les transactions financières avec les étrangers la chair humaine est devenue la monnaie incontournable. En quelques années l’esclave est devenu l’équivalent de votre baril de pétrole.
De l’autre côté, les rois du Kongos ne sont plus aussi forts qu’avant, des seigneuries aussi puissantes que le royaume se sont créées, comme celle de Soyo par exemple. Chaque prétendant au trône cherche à se procurer richesses et étoffes européennes et les échange contre des esclaves qu’il faut bien se procurer quelque part. Des guerres intestines éclatent sous le moindre prétexte pour pouvoir capturer des ennemis et les vendre. Dans les périodes de famine, il arrive même que le frère vende sa sœur ou que le père vende ses enfants. Je comprends que nous avons créé et nourri le monstre qui va détruire notre monde.
Quand j’essaye de parler de tout ça, on ne m’écoute pas. Après tous ces voyages, je suis devenu un étranger, un autre dans mon propre pays. Amer, je me retire de la vie publique. Plus je vieillis, plus je pense à mon père et ce qu’il a vécu au Brésil. J’ai plus de cinquante ans quand mon pays sombre tout à fait dans la guerre civile, une guerre qui va durer quarante ans et à laquelle je ne survivrai pas. Après ma mort, en bon Bakongo je me suis cherché un endroit d’où observer mes descendants. Le royaume du Kongo m’offrait un triste spectacle, déchiré, affaibli, il allait résister encore longtemps mais finir par devenir une colonie portugaise, j’ai préféré m’éloigner.
J’ai fini par aller m’installer dans mon hamac, sous mon ombrelle tressée, au milieu des colibris et des poissons excentriques, dans le grand salon de la Villa Médicis. De là, je vous entends discuter d’esclavage, d’impérialisme et d’anthropocène. J’hésite à vous envoyer quelques piques.
- Bibliographie
- Cécile de Fromont, L’art de la conversion – culture visuelle chrétienne dans le royaume du Kongo, Les presses du réel, 2018.
- Linda M. Heywood, Slavery and its transformation in the kingdom of Kongo 1491-1800, Cambridge University Press, 2009.
- William Graham Lister Randles, L’ancien royaume du Kongo, des origines à la fin du XIXème siècle, éditions EHESS ré-impressions.