Orizzontale

Simon Boudvin

Unità di Abitazzione Orizzontale, 2021, Tuscolano III, Roma

« Sul fatto che il mondo sia tondo e che rotoli pare che non ci sia più da discutere. Da discutere invece c’è ancora sul come viverci sopra ».1

Les architectes de Superstudio ont imaginé différentes manières d’habiter le monde. Celle dont ils héritaient ou celle qui s’imposait à eux ne semblaient pas leur convenir. Utopiques ou dystopiques, les nombreux modèles qu’ils dessinaient suivaient des principes forts d’équité. Ils projetaient un monde horizontal, sans qualification ni hiérarchie entre les espaces, ni propriété possible. Seul·e ou en communauté, il s’agissait d’habiter une nappe, de camper sur une grille, technique, abstraite, muette, qui n’accordait aucun privilège. Un monde horizontal sur lequel une nouvelle vie nue aurait pu se développer librement. Quelques décennies avant ces projections rêvées, les architectes et urbanistes ont théorisé ou expérimenté des cités basses, immenses, comme Ludwig Hilberseimer à Berlin ou Adalberto Libera à Rome.

En me rendant à l’Unità di Abitazione Orizzontale, je m’attendais à trouver une nappe construite, percée de patios. J’imaginais le fragment d’une ville sans rue, sans immeuble, sans maison, sans espaces différenciés. Je désirais trouver un dédale de pièces publiques ou privées, intérieures ou extérieures, ouvertes ou fermées ; ou encore une vaste plaque, un sol dans lequel on aurait troué de petites cours, dans lesquelles il aurait fallu descendre pour trouver les logements.

L’îlot existant se trouve au sud du quartier Quadraro, au plus loin de la vivante via Tuscolana, adossé aux voies ferrées de la ligne Roma-Cassino qui sépare le Parco Torre del Fiscale et le Parco degli Acquedotti. Il est entièrement cerné d’un mur en tufo, aveugle, surmonté de pics ou bouts de barbelés. Avec son périmètre clos, la cité a quelque chose d’une caserne ou d’une gated community. Elle s’ouvre par une entrée centrale, via Selinunte qui rompt une bande de petits commerces, un premier bloc de services qui regarde la ville. L’entrée de la cité est magistralement signifiée avec un voile de béton, une large courbe en appui sur quelques points à peine perceptibles, un ouvrage d’art qu’on trouve habituellement à l’entrée des parcs des expositions ou des équipements sportifs. D’un côté, la terrasse d’un bar profite de l’ombre du auvent, de l’autre un centre social a baissé le rideau. En passant la grille, on se trouve entre le regard doux d’une vierge suspendue et celui inquisiteur du gardien accroché derrière la grande baie vitrée de sa loge. À droite, une centaine de boîtes aux lettres alignées sur deux rangs. Au cœur de l’unité, le jardin est un petit parc arboré de pins, de palmiers, de yuccas. Le plus grand gazon est devenu un parking boueux. Des chaises blanches en plastique sont adossées contre les murs sans fenêtres qui font le tour du jardin. Les seuls logements à profiter d’une vue sur cet espace vert, ce sont ceux empilés dans une petite barre de trois étages, un immeuble posé sur ses colonnes de béton, un ensemble respectant le plan libre moderniste. Les petits appartements initialement prévus pour les célibataires sont desservis par un escalier central, couvert mais à l’air libre, et par des coursives qui sont assez larges pour accueillir des tables, des chaises, des plantes. Des bancs y sont maçonnés et font de cet espace de communication un possible lieu de sociabilité. Depuis ces terrasses filantes, on saisit l’étendue de la nappe des maisons qui en contrebas tapissent l’îlot. Leur patchwork compose une surface continue de toits dépareillés. Puis au-delà : les rails, le parc, les aqueducs traçant vers le centre Rome.

Adalberto Libera (1903–1963), urbaniste et architecte de l’Unità di Abitazione Orizzontale, connu pour avoir construit à Rome le palazzo delle Poste près de la pyramide via Marmorata (1935), le palazzo dei Ricevimenti e dei Congressi (1953), la Villa Malaparte à Capri (1943), ou le pavillon de la Cassa del Mezzogiorno en Sardaigne (1953), est une figure importante de l’architecture rationaliste italienne, traversant les temps troubles du fascisme, contribuant activement à la reconstruction. Présent dans l’avant-garde des années 20, membre du Gruppo 7 ou MIAR2, il propose des projets de papier (comme l’aménagement du Mausolée d’Auguste), servant le régime (avec le sanctuaire des martyrs pour l'exposition du dixième anniversaire de la Révolution fasciste). Prolifique, pédagogue, il s’exerce aussi au dessin typographique3. En retrait pendant la guerre, il poursuit ses réflexions sur l’espace domestique dans le bassin méditerranéen. Appelé à encadrer les opérations de l’INA-Casa promues par le plan Fanfani4, il regroupe ses idées et trace les lignes directrices de la construction de nouveaux quartiers résidentiels à Rome5. Les plans définissent les schémas typologiques, les distributions fonctionnelles, les langages et matériels à utiliser, etc. Les opérations Tuscolano I, II et III déployées de 1950 à 1960 permettent de loger rapidement un millier de personnes. Les champs bordant les voies ferrées au sud de la zone sont les plus ingrats. Libera peut en faire un terrain d’expérimentation et réaliser un modèle alternatif aux logements massivement construits dans l’urgence de l’après-guerre.

La nappe de la cité est constituée de maisons basses accolées entre elles. Chaque unité familiale est organisée autour d’une cour. Le patio est considéré comme une pièce à vivre à ciel ouvert. Par dix, les maisonnettes sont distribuées par des venelles piétonnes dégageant sur le jardin central. La cité suit un plan radiant, fait d’impasses et non de passages, où il est impossible de se promener sinon pour rentrer chez soi. Les ruelles, semi-privées, sont d’ailleurs fermées par des portillons. En établissant une cité autonome, centrée sur son jardin collectif, Libera voulait construire des liens entre les habitant·es et les lieux, développer une ville nouvelle où s’établissent les fondements d’un “moderno vivere civile6 L’époque de reconstruction est aussi l’heure de la réconciliation.

Je ne sais pas si l’unité d’habitations horizontale a réussi à favoriser la naissance d’une communauté, mais elle semble avoir exacerbé les relations au sol et au ciel. Les habitations ne regardent pas la ville. Elles ne s’exposent qu’au soleil et aux rôdeurs et les pentes de leurs toits s’habillent de barbelés et de panneaux solaires.

« Super promo sul fotovoltaico con la cessione del credito al 5O % - Adesso con Gruppo Altea il fotovoltaico lo compri la metà !! 2475€ impianto fotovoltaico 3kWp, installazione inclua + garanzia inverter 10 anni. »7

Le groupe Altea démarche auprès des particuliers pour vendre ses solutions photovoltaïques. Le nouveau recours à l’énergie solaire n’a pas été l’occasion d’un engagement collectif à l’échelle de la cité. Les installateurs ne louent pas la surface totale des toits de la cité, faisant une seule et belle affaire. Ce sont les habitant·es qui individuellement achètent les panneaux photovoltaïques à crédit ou en bénéficiant des aides publiques, puis revendent l'électricité produite au réseau. Même l'argument d'une autonomie énergétique avancé dans la rhétorique publicitaire pour motiver une gestion passive de chaque gîte est un abus mensonger. La prise de conscience générale d’une nécessaire transition énergétique se disperse dans une myriade de souscriptions isolées, autant de bonnes volontés arnaquées. Le déploiement des panneaux qui apparaît comme un second projet poursuivant celui de l’unità orizzontale n’engage aucune mutualisation. Les responsabilités ne sont jamais partagées, mais supportées par des individus, leur capacité d’emprunt et la surface de leur toit.

Unità di Abitazzione Orizzontale, 2021, Tuscolano III, Roma

« Sul fatto che il mondo sia tondo e che rotoli pare che non ci sia più da discutere. Da discutere invece c’è ancora sul come viverci sopra ».1

Les architectes de Superstudio ont imaginé différentes manières d’habiter le monde. Celle dont ils héritaient ou celle qui s’imposait à eux ne semblaient pas leur convenir. Utopiques ou dystopiques, les nombreux modèles qu’ils dessinaient suivaient des principes forts d’équité. Ils projetaient un monde horizontal, sans qualification ni hiérarchie entre les espaces, ni propriété possible. Seul·e ou en communauté, il s’agissait d’habiter une nappe, de camper sur une grille, technique, abstraite, muette, qui n’accordait aucun privilège. Un monde horizontal sur lequel une nouvelle vie nue aurait pu se développer librement. Quelques décennies avant ces projections rêvées, les architectes et urbanistes ont théorisé ou expérimenté des cités basses, immenses, comme Ludwig Hilberseimer à Berlin ou Adalberto Libera à Rome.

En me rendant à l’Unità di Abitazione Orizzontale, je m’attendais à trouver une nappe construite, percée de patios. J’imaginais le fragment d’une ville sans rue, sans immeuble, sans maison, sans espaces différenciés. Je désirais trouver un dédale de pièces publiques ou privées, intérieures ou extérieures, ouvertes ou fermées ; ou encore une vaste plaque, un sol dans lequel on aurait troué de petites cours, dans lesquelles il aurait fallu descendre pour trouver les logements.

L’îlot existant se trouve au sud du quartier Quadraro, au plus loin de la vivante via Tuscolana, adossé aux voies ferrées de la ligne Roma-Cassino qui sépare le Parco Torre del Fiscale et le Parco degli Acquedotti. Il est entièrement cerné d’un mur en tufo, aveugle, surmonté de pics ou bouts de barbelés. Avec son périmètre clos, la cité a quelque chose d’une caserne ou d’une gated community. Elle s’ouvre par une entrée centrale, via Selinunte qui rompt une bande de petits commerces, un premier bloc de services qui regarde la ville. L’entrée de la cité est magistralement signifiée avec un voile de béton, une large courbe en appui sur quelques points à peine perceptibles, un ouvrage d’art qu’on trouve habituellement à l’entrée des parcs des expositions ou des équipements sportifs. D’un côté, la terrasse d’un bar profite de l’ombre du auvent, de l’autre un centre social a baissé le rideau. En passant la grille, on se trouve entre le regard doux d’une vierge suspendue et celui inquisiteur du gardien accroché derrière la grande baie vitrée de sa loge. À droite, une centaine de boîtes aux lettres alignées sur deux rangs. Au cœur de l’unité, le jardin est un petit parc arboré de pins, de palmiers, de yuccas. Le plus grand gazon est devenu un parking boueux. Des chaises blanches en plastique sont adossées contre les murs sans fenêtres qui font le tour du jardin. Les seuls logements à profiter d’une vue sur cet espace vert, ce sont ceux empilés dans une petite barre de trois étages, un immeuble posé sur ses colonnes de béton, un ensemble respectant le plan libre moderniste. Les petits appartements initialement prévus pour les célibataires sont desservis par un escalier central, couvert mais à l’air libre, et par des coursives qui sont assez larges pour accueillir des tables, des chaises, des plantes. Des bancs y sont maçonnés et font de cet espace de communication un possible lieu de sociabilité. Depuis ces terrasses filantes, on saisit l’étendue de la nappe des maisons qui en contrebas tapissent l’îlot. Leur patchwork compose une surface continue de toits dépareillés. Puis au-delà : les rails, le parc, les aqueducs traçant vers le centre Rome.

Adalberto Libera (1903–1963), urbaniste et architecte de l’Unità di Abitazione Orizzontale, connu pour avoir construit à Rome le palazzo delle Poste près de la pyramide via Marmorata (1935), le palazzo dei Ricevimenti e dei Congressi (1953), la Villa Malaparte à Capri (1943), ou le pavillon de la Cassa del Mezzogiorno en Sardaigne (1953), est une figure importante de l’architecture rationaliste italienne, traversant les temps troubles du fascisme, contribuant activement à la reconstruction. Présent dans l’avant-garde des années 20, membre du Gruppo 7 ou MIAR2, il propose des projets de papier (comme l’aménagement du Mausolée d’Auguste), servant le régime (avec le sanctuaire des martyrs pour l'exposition du dixième anniversaire de la Révolution fasciste). Prolifique, pédagogue, il s’exerce aussi au dessin typographique3. En retrait pendant la guerre, il poursuit ses réflexions sur l’espace domestique dans le bassin méditerranéen. Appelé à encadrer les opérations de l’INA-Casa promues par le plan Fanfani4, il regroupe ses idées et trace les lignes directrices de la construction de nouveaux quartiers résidentiels à Rome5. Les plans définissent les schémas typologiques, les distributions fonctionnelles, les langages et matériels à utiliser, etc. Les opérations Tuscolano I, II et III déployées de 1950 à 1960 permettent de loger rapidement un millier de personnes. Les champs bordant les voies ferrées au sud de la zone sont les plus ingrats. Libera peut en faire un terrain d’expérimentation et réaliser un modèle alternatif aux logements massivement construits dans l’urgence de l’après-guerre.

La nappe de la cité est constituée de maisons basses accolées entre elles. Chaque unité familiale est organisée autour d’une cour. Le patio est considéré comme une pièce à vivre à ciel ouvert. Par dix, les maisonnettes sont distribuées par des venelles piétonnes dégageant sur le jardin central. La cité suit un plan radiant, fait d’impasses et non de passages, où il est impossible de se promener sinon pour rentrer chez soi. Les ruelles, semi-privées, sont d’ailleurs fermées par des portillons. En établissant une cité autonome, centrée sur son jardin collectif, Libera voulait construire des liens entre les habitant·es et les lieux, développer une ville nouvelle où s’établissent les fondements d’un “moderno vivere civile6 L’époque de reconstruction est aussi l’heure de la réconciliation.

Je ne sais pas si l’unité d’habitations horizontale a réussi à favoriser la naissance d’une communauté, mais elle semble avoir exacerbé les relations au sol et au ciel. Les habitations ne regardent pas la ville. Elles ne s’exposent qu’au soleil et aux rôdeurs et les pentes de leurs toits s’habillent de barbelés et de panneaux solaires.

« Super promo sul fotovoltaico con la cessione del credito al 5O % - Adesso con Gruppo Altea il fotovoltaico lo compri la metà !! 2475€ impianto fotovoltaico 3kWp, installazione inclua + garanzia inverter 10 anni. »7

Le groupe Altea démarche auprès des particuliers pour vendre ses solutions photovoltaïques. Le nouveau recours à l’énergie solaire n’a pas été l’occasion d’un engagement collectif à l’échelle de la cité. Les installateurs ne louent pas la surface totale des toits de la cité, faisant une seule et belle affaire. Ce sont les habitant·es qui individuellement achètent les panneaux photovoltaïques à crédit ou en bénéficiant des aides publiques, puis revendent l'électricité produite au réseau. Même l'argument d'une autonomie énergétique avancé dans la rhétorique publicitaire pour motiver une gestion passive de chaque gîte est un abus mensonger. La prise de conscience générale d’une nécessaire transition énergétique se disperse dans une myriade de souscriptions isolées, autant de bonnes volontés arnaquées. Le déploiement des panneaux qui apparaît comme un second projet poursuivant celui de l’unità orizzontale n’engage aucune mutualisation. Les responsabilités ne sont jamais partagées, mais supportées par des individus, leur capacité d’emprunt et la surface de leur toit.

  1. « Sur le fait que le monde soit rond et qu’il tourne, il semble qu’il n’y ait pas matière à discuter. Ce qu’il faut encore discuter par contre, c’est la manière de vivre dessus ». Superstudio, « Design d’invezione e design d’evasione », Domus n°475, Milan, juin 1969, p.28. Cité en exergue de l’exposition et du livre « Superstudio : Migrazioni », commissariat Emmanuelle Chiappone-Piriou, Cédric Libert, CIVA, Bruxelles, 2020 ; éditions Walter König, Cologne, 2020.
  2. Le « Gruppo 7 » (Gruppo Sette) est un mouvement architectural italien formé en 1926 et officialisé en 1930 sous l'acronyme « M.I.A.R. » (Movimento Italiano per l'Architettura Razionale). D’abord partagé entre la dynamique du futurisme et le rationalisme du modernisme, il sert finalement l’architecture officielle voulue par le régime fasciste.
  3. Adalberto Libera, Manuale pratico per il disegno dei caratteri, éditions Bertieri, Milan, 1938.
  4. En 1949, le ministre Amintore Fanfani lance un plan économique sur sept ans comprenant la mise en place d'un fonds économique dédié à la construction de logements appelé INA-Casa (Istituto Nazionale delle Assicurazioni).
  5. Piano incremento occupazione operaia, case per lavoratori. 1. Suggerimenti, norme e schemi per l’elaborazione e presentazione dei progetti. Bandi dei concorsi, Damasso, Rome, 1949 ; Piano incremento occupazione operaia, case per lavoratori. 2. Suggerimenti, esempi e norme per la progettazione urbanistica. Progetti tipo, Danesi, Rome, 1950.
  6. « une vie civilisée moderne », expression de Libera cité par Riccardo Renzi, Adalberto Libera e la dimensione domestica dello stare insieme. L’unità d’abitazione orizzontale al quartiere Tuscolano, Firenze Architettura (1, 2016), pp. 76-81.
  7. Publicité Gruppo Altea (février 2020) : « Super promo sur le photovoltaïque avec le transfert de crédit à 50 % maintenant avec le Groupe Altea vous achetez le photovoltaïque à moitié prix ! 2475€ le panneau photovoltaïque 3kWp, installation et garantie 10 ans comprises. »
  • Simon Boudvin, artiste, Bagnolet.
  • Simon Boudvin, artist, Bagnolet.
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