SUR LE MOTIF EN GROS

Seulgi Lee & Pierre Déléage

  • Rencontre avec Pierre Déléage à La Criée de Rennes, France, le 24 septembre, 2019  
  • Talk with Pierre Déléage at La Criée in Rennes, France, 24 September, 2019
  • Incontro con Pierre Déléage a La Criée a Rennes, Francia, 24 settembre, 2019

Sophie Kaplan. Bonsoir. Je vous demande de bien vouloir vous assoir. Vous assistez à cette première rencontre du nouveau cycle de La Criée, « Lili, la Rozell et le Marimba » qui s’intéresse à la question des relations entre production des savoirs locaux et création contemporaine, et qui a débuté vendredi dernier par le vernissage de l’exposition de Seulgi Lee dans laquelle vous vous trouvez. Ce cycle va durer deux ans et rassemblera huit expositions personnelles, plusieurs projets de recherche et une revue qui portera le même nom, Lili, la Rozell et le Marimba. Ce soir, nous sommes là pour écouter une conversation entre l’artiste Seulgi Lee qui nous offre cette belle exposition LE PLUTÔT C’EST 2 JOURS MIEUX et l’anthropologue Pierre Déléage. C’est une chose qui nous intéresse puisque cette saison interroge les endroits où le savoir des chercheurs et celui des artistes se rencontrent et se mélangent. Ça va durer une petite heure. S’il y a des questions à l’issue de cette rencontre, vous êtes bien entendu invités à les poser, et en préalable je vous demanderai de bien vouloir mettre vos téléphones en mode avion. Je te laisse la parole Seulgi.

SL. Merci. Je remercie Sophie Kaplan de m’avoir permis de rencontrer Pierre Déléage. Je suis contente de pouvoir lui poser des questions, notamment sur des signes, des langues et des chants. Mes questions sont dans ces 5 (+3) images que vous avez entre vos mains.

PD. Merci à tous ceux qui m’ont invité et à tous ceux qui sont venus. Je contextualise rapidement parce qu’autant vous connaissez le travail de Seulgi, il est autour de vous, autant vous ne savez absolument pas qui je suis. Je suis anthropologue et je travaille pour l’essentiel sur les relations entre l’oralité et l’image, c’est-à-dire entre les traditions orales, traditions qui se transmettent de génération en génération, et certaines formes de visualisation, des images hallucinées par exemple, issues de la consommation d’hallucinogènes, ou d’autres types d’images, plus structurées, qui ont parfois pu être recyclées dans des formes d’écriture. Avant l’invention de l’écriture, il a ainsi existé toute une série de techniques visuelles qui permettaient de stabiliser autant que possible des traditions orales et mon travail a tourné autour de ce phénomène pendant longtemps. Je crois que c’est pour ça que Seulgi, dont le travail se situe lui aussi à cette interface entre d’un côté les images que vous avez tout autour de vous et de l’autre une oralité qui sous-tend chacune de ces images, a pensé qu’il pourrait y avoir des convergences entre nos approches. Alors il vous a été distribué une série d’images que, Seulgi, tu m’as demandé de commenter.

To weave and sing : Art, symbol, and narrative in the South American RainForest — David M. Guss

SL. Peux-tu nous décrire la première image ?

PD. C’est une maison commune chez les Yekuana. Les Yekuana sont une population amazonienne qui vit à la frontière entre le Brésil et le Venezuela. Là ce que vous voyez, c’est la construction de la maison commune. Personne n’y habite, c’est là où se déroulent les rituels où on chante de très longues incantations. Les Yekuana sont réputés parmi les peuples d’Amazonie pour avoir conservé une tradition orale extraordinaire. Selon l’auteur de cette photographie, l’anthropologue américain David Guss, vous voyez un toit de maison en train d’être tissé. Les Yekuana utilisent en effet la même terminologie pour parler de la construction de leur maison, de la fabrication de leur panier et de la manière dont ils appréhendent la mélodie de leurs chants. David Guss, c’est un anthropologue de la génération qui a émergé dans les années 70, il appartenait à un courant qu’on appelait ethnopoétique. Il essayait avec d’autres de créer une sorte de pont entre d’un côté l’anthropologie, l’étude des traditions orales, et de l’autre, la poésie la plus avant-gardiste des Etats-Unis de cette époque. Le travail de David Guss a consisté à traduire la mythologie des Yekuana. Il a pris comme point de départ un livre qui existait déjà, publié par Marc de Civrieux, et il en a fait une traduction poétique. Ensuite il a écrit To Weave and Sing, qui est à la fois une étude des chants et des techniques des vanneries yekuana. C’est de ce dernier livre que provient cette première image.

To weave and sing: Art, symbol, and narrative in the South American RainForest — David M. Guss

Seulgi Lee
U : 우물 안 개구리 (井中之蛙). Ou-moul An Gye-gu-ri.
U : Une grenouille au fond du puits. = Esprit étroit.
U: A frog at the bottom of the well. = Narrow-minded.
courtoisie Gallery Hyundai Séoul, Corée - ADAGP

SL. Ce panier sur la deuxième image, on peut dire qu’il était décoré ?

PD. Oui. Ici c’est une grenouille qui est figurée. Sur les paniers yekuana, de nombreux animaux sont représentés. Or, si on va chercher dans la mythologie des Yekuana, qui est très riche, on arrive à trouver au moins un récit par animal. Donc, l’hypothèse de David Guss, c’était de dire qu’avec tous ces paniers, les Yekuana avaient voulu retranscrire leur mythologie. Je suis quant à moi assez sceptique vis-à-vis de ce type d’interprétation. On n’utilise certainement pas les paniers pour apprendre ou stabiliser des mythes. Je pense plutôt que les noms donnés aux motifs sont tout au plus des évocations mnémotechniques, que certains se réfèrent à des mythes, d’autres non, et qu’il est plus question ici de se souvenir d’une série de motifs de vannerie que de tisser un lien complexe entre une tradition orale et une tradition visuelle.

SL. Est-ce que ça se fait toujours ?

PD. Ça se fait toujours. J’ai un panier yekuana chez moi, par exemple. C’est une tradition qui est très vivante, qui a été encouragée pendant un temps par un organisme d’artisanat au Brésil. La tradition a ainsi trouvé un genre de marché. C’est un complément de revenu non négligeable pour certaines familles. Inutile de dire que la situation actuelle des peuples amazoniens est dans l’ensemble catastrophique. Au Brésil encore plus, depuis l’arrivée du dernier gouvernement, particulièrement néfaste, en place depuis déjà un an. Toute ressource supplémentaire est bienvenue.

SL. À ton avis, c’est une grenouille vue d’en haut ?

PD. Oui, je dirais vue d’en haut.

SL. Là, ce sont des motifs qui peuvent être inversés selon la personne qui tresse ?

PD. Les Yekuana jouent beaucoup sur le positif et le négatif, sur le clair et l’obscur. Un même motif peut s’inverser, mentalement, si on regarde la partie claire ou si on regarde la partie obscure. Si on regarde la partie blanche, c’est tel personnage mythologique, si on regarde la partie noire, c’est tel autre personnage. Or la mythologie Yekuana a cette spécificité parmi les mythologies amazoniennes de présenter un dualisme assez net entre un principe du bien et un principe du mal. Il y est question de deux entités surnaturelles qui s’appellent Wanadi et Odocha. Wanadi, c’est le héros créateur, celui que les missionnaires ont ensuite récupéré pour l’identifier à Jésus, et Odocha, c’est le trickster, c’est celui qui agit de telle sorte que la création de Wanadi s’écroule à chaque fois. Or, en ce qui concerne le motif de vannerie, si on regarde le noir ou si on regarde le blanc, on passe d’une valeur à l’autre, de Wanadi à Odosha, du bien au mal.

SL. Cette image de grenouille m’a beaucoup travaillée. Je me suis d’ailleurs inspirée pour construire une nouvelle composition cousue en pensant à un proverbe coréen, « Une grenouille au fond du puits ». En fait, c’est un travail de couverture que je fais depuis cinq ans avec les artisans de nubi, quilt coréen. J’ai repris un type de couverture dit traditionnel qui était à la mode en Corée jusqu’aux années 80. Là, c’est une couverture en soie, molletonnée, cousue ligne par ligne. La couverture est un lieu intime où il peut se passer plein de choses. J’aime imaginer que le récit collectif qui est le proverbe puisse influencer le rêve de celle ou celui qui utilise cette couverture. Là, ce qui est rigolo c’est que, dès le moment où on te dit que c’est une grenouille, tu as l’image d’une grenouille très précise qui commence à danser dans ta tête.

Isleta paintings with introduction and commentary by Elsie Clews Parsons, edited by Esther S. Goldfrank, Smithsonian Institution

DEATH
PAINTING 19
Before the corpse is placed in the middle of the floor the mirrors are turned to the wall. This is Spanish and quite general European folk practice, but Isletans have extended it and integrated it into their own conceptualizations. The mirrors are also turned when it is about to rain or storm.

« When the rain comes with storm of lightning the lady of the house comes running and turns all the mirrors face to wall. If she did not do this our father Lightning would come in, they claim, because he likes to look into the glass and would come in and shine more fire. He is big, does not fit into the house and would bust the house. »

Again, when they have medicine men in the house to doctor the sick, they turn or cover or take down the mirrors. « The doctors do not want to see themselves when they pull rags out of their mouth. »

A month later Felipe wrote, « Indians never used to have mirrors. They never knew how they looked. When you White people made mirrors then we learned how we looked. That is why our father Rain (kikawe Weide) doesn’t want us to have mirrors and with lightning and thunder would come and bust the house. » Like many people, Pueblos and others, Felipe indulges in contradictory interpretations. February 1, 1940.

SL. Si vous voulez bien, nous en venons à la troisième image. Tu veux bien nous décrire ce dessin ?

PD. C’est un dessin issu d’un livre sur les Tiwa d’Isleta Pueblo, au Nouveau Mexique. Les populations pueblo sont en contact avec les colons, d’abord espagnols, depuis très longtemps. Ils ont une longue histoire partagée avec les Occidentaux. Et cette longue histoire leur a permis, ou du moins, a impliqué une forme de repli. C’est-à-dire qu’ils ont gardé leur tradition cérémonielle en dehors du regard des étrangers. C’est d’ailleurs probablement une des raisons pour lesquelles ils l’ont conservée. Ils se sont en partie convertis au catholicisme mais ils ont toujours gardé les deux traditions hermétiquement séparées. Et pendant très longtemps, ils n’ont rien voulu dire sur ce qui se passait à l’intérieur de leurs centres cérémoniels, les kivas. Evidemment ça a aiguisé la curiosité des anthropologues, surtout à l’époque de l’anthropologie américaine naissante, c’est-à-dire à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. Je crois qu’Elsie Clews Parsons, l’anthropologue instigatrice de ce livre, a voulu tester une nouvelle technique. Jusqu’alors la plupart des anthropologues américains, sous la houlette de Franz Boas, avait pris l’habitude de donner du papier aux Amérindiens et de leur dire « Ecrivez-moi vos traditions orales et je vous paie à la page ». On a ainsi, dans la Smithsonian à Washington, des dizaines de milliers de pages de manuscrits écrits par des Lakotas, des Mesquakis, par de très nombreux peuples amérindiens, une archive d’une richesse extraordinaire. Dans ces conditions les Amérindiens devenaient leurs propres anthropologues, il s’agissait d’une forme d’auto-ethnographie. Elsie Clews Parsons a, quant à elle, voulu adjoindre l’image au texte. Elle a ainsi demandé à Felipe, un Tiwa d’Isleta Pueblo, de réaliser une centaine de dessins qui décrivent en détail ce qui se passe dans les kivas, dans les maisons cérémonielles secrètes. Voilà le contexte de cette image. À propos de l’image elle-même, je ne peux pas vraiment en dire beaucoup plus, ce n’est pas un ouvrage que j’ai étudié.

SK. Quand les Amérindiens ont écrit leurs mythes, les pages et les pages de la Smithsonian, ils les ont écrites en quelle langue ?

PD. En leur propre langue.

SK. J’ai l’impression qu’il y a beaucoup de civilisations de ces régions-là qui n’avaient pas d’écriture avant. La question que je me pose c’est comment ont-ils appris à écrire ?

PD. Vaste question. Il y avait de nombreuses situations différentes, toutes très intéressantes pour un anthropologue dont l’un des objets d’étude est l’écriture. Chez les Amérindiens du Sud-ouest, dans les Pueblos, une écriture fondée sur l’alphabet latin avait été mise au point très tôt par les missionnaires pour traduire certaines prières catholiques qui étaient ensuite apprises par cœur. C’est peut-être celle-là qu’ils ont utilisée ensuite pour écrire, mais je n’en suis pas certain. Maintenant, dès la fin du XIXe siècle, des écoles ont été créées pour les Amérindiens. Certaines écoles, en général sur la côte est, étaient des pensionnats : les jeunes étaient séparés de leurs parents pour aller apprendre à lire et écrire. C’étaient des écoles techniques orientées vers des métiers manuels, mais on y apprenait aussi à lire et à écrire. Dès cette époque, le taux d’alphabétisation des Amérindiens était donc loin d’être nul. Ceci dit il existe aussi des situations où les Amérindiens ont élaboré leur propre écriture, souvent syllabiques, à partir de ce qu’ils savaient de l’alphabet latin et même des situations où ce sont les ethnographes qui ont enseigné une écriture, plus ou moins sténographique, à des Amérindiens encore analphabètes. C’est comme ça qu’ils ont couché par écrit leurs mythes et leurs chants rituels, qu’ils ont décrit parfois de manière très détaillée leurs cérémonies plus ou moins secrètes.

Figure 13. Pierre Déléage, Emblème de vision peint sur une couverture dans Inventer l’écritue

SL. On va passer à l’image suivante, qui vient d’un des ouvrages de Pierre Déléage, qui s’appelle Inventer l’écriture. C’est une couverture ? J’étais intriguée par cette image.

PD. Oui, c’est une couverture, une de ces couvertures qui était achetées ou troquées. Elle a probablement été tissée dans une usine quelque part sur la côte est des États-Unis. C’est toutefois un Ojibwa qui a dessiné dessus son emblème de vision. C’est un oiseau tonnerre, un motif très classique et aisément reconnaissable. Les Ojibwa, à ce moment-là en tout cas, partaient quand ils étaient jeunes à la recherche d’un totem personnel. Le mot totem, dodem, vient d’ailleurs d’une langue algonquienne, comme celle que parlent les Ojibwa. Ce totem était un être, en général un animal, qui apparaissait au bout d’un certain nombre de jours de jeûne et d’épreuves corporelles dans un isolement plus ou moins total. Là, c’est l’oiseau tonnerre qui est apparu au propriétaire de la couverture.

SL. C’est un oiseau debout qui a une vision ?

PD. C’est plutôt l’oiseau tonnerre qui fait l’objet de la vision. C’est un éclair qui lui sort des yeux. C’est une figure très stable dans l’iconographie des Amérindiens que, par exemple, on retrouve sur les tipis, sur certaines armes, dans des ensembles de pétroglyphes, etc.

SL. Comment on sait qu’on a eu une vision ?

PD. Ça dépend vraiment des sociétés et des traditions. On a une vision et on la raconte, par exemple aux anciens, et ce sont ces derniers qui vont valider la vision, qui vont dire « Oui, c’était en effet une vision, ce sera donc ton emblème désormais ». Il y a un livre facilement accessible, d’un Sioux Oglala nommé Hehaka Sapa : il y raconte sa vision et ensuite la manière dont le conseil des anciens non seulement a validé sa vision, mais lui a demandé de la mettre en scène, à la manière d’une performance, c’est assez fascinant. Mais ce n’est qu’un exemple parmi de nombreux autres, infiniment variés.

Pierre Déléage, Le chant de l’anaconda

Seulgi Lee
U : 유언비어 (流言蜚語). Yu-eon-bi-eo.
U : Mots coulent comme de l’eau, rampent comme un insecte. = Rumeur.
U : Words like flowing water, like crawling insect. = Rumor.
courtoisie La Criée centre d’art contemporain Rennes, France - ADAGP

SL. Naturellement. On peut passer à l’ouvrage que tu as écrit sur le Chant de l’Anaconda. C’est le dernier dessin.

PD. Pour comprendre ce dessin, il faut revenir en l’an 2000. Je travaillais en Amazonie, à la frontière entre le Brésil et le Pérou, très en amont du fleuve Purus, chez les Sharanahua. Les Sharanahua, c’est une société de 400 personnes qui parlent une langue qui leur est propre. Je recherchais une tradition orale qui soit la plus compliquée possible et imaginable. Et aussi qui n’ait connue aucune influence du christianisme, ou d’une quelconque religion prosélyte. C’est ainsi que je me suis retrouvé chez les Sharanahua chez qui j’ai effectué ma thèse de doctorat. Ils étaient les dépositaires d’un répertoire de chants extrêmement riche, de chants dits chamaniques, des chants thérapeutiques. Chaque chant était entonné en une langue ésotérique. Quand je demandais aux Sharanahua s’ils comprenaient les paroles de ces chants chamaniques, ils me disaient que non. Il n’y avait que le chamane qui les comprenait – et aussi les anacondas, puisque c’était la langue des anacondas. Tout mon travail consistait donc à enregistrer ces chants, à les transcrire, à les traduire et à essayer de les déchiffrer. Quand je leur demandais « Mais comment on fait pour comprendre ces paroles ? », ils me disaient « C’est simple, il suffit de devenir chamane ». Alors je disais « Comment on fait pour devenir chamane ? » et ils me répondaient « C’est très simple, il suffit de boire de l’hallucinogène, tu verras ensuite, tu comprendras tout ». Donc, voilà, c’était mon travail, je n’avais pas le choix. (Rire) J’ai consommé beaucoup d’hallucinogène mais je dois avouer que pour comprendre les chants, il a fallu me résoudre à employer des techniques plus classiques de transcription, de traduction, etc. J’ai constitué peu à peu un large corpus de chants que j’ai fini par connaître par cœur et, à force d’en parler avec les chamanes, j’ai compris comment fonctionnait la langue ésotérique. Si ces chants sont incompréhensibles, c’est qu’ils obéissent à un système où un mot se substitue à un autre. Pour dire « anaconda », on dira « fleuve ». Pour dire « pécari », un cochon sauvage, on dira « panier ». Pour dire « dauphin », on dira « tapir », etc., etc. Il s’agit d’un vaste système de substitutions lexicales qui saturent l’intégralité des chants, qui de ce fait deviennent incompréhensibles – ceci sans compter le fait que les structures syntaxiques et morphologiques de ces chants sont assez particulières et qu’ils sont souvent entonnés de telle manière qu’ils sont quasiment inaudibles. Au final, vous vous retrouvez avec un langage codé, aussi incongru qu’ésotérique. Pour le déchiffrer, ce que doivent faire tous les chamanes, il faut percevoir le fin réseau d’analogies qui unit les termes qui se substituent les uns aux autres. Et vous avez là la clef du dessin de mon livre. Pour dire « anaconda », on dira « fleuve » et pour dire « fleuve », on dira « liane ». La même image mentale de méandre permet de comprendre la logique de la substitution, c’est une logique perceptive, visuelle, qui doit être comprise d’un coup, comme un flash, compréhension analogique qui est rendue particulièrement saillante par la consommation d’hallucinogène. On est ainsi dans une tradition orale qui comporte un élément visuel prégnant, donc aussi bien dans un genre de tradition iconographique. À priori, pour nous, l’hallucination, c’est la chose la plus subjective possible et imaginable. Chez les Sharanahua, il y a au contraire comme une tradition de l’hallucination qui va de pair avec l’apprentissage et la compréhension de chants ésotériques.

SK. J’ai envie de demander à Seulgi de nous raconter un peu comment elle passe du proverbe au dessin ?

SL. J’essaie d’imaginer. J’essaie d’imaginer une forme qui soit la plus simplement compréhensible. Je ne sais pas. Je fais des dessins en mettant de côté toutes les techniques que j’ai apprises en dessin d’observation. Je fais attention à la proportion, au contraste. Si possible, en les comparant avec les autres proverbes. Je construis des formes de plus en plus dénudées. Je ne sais pas comment ça marche. Je peux seulement dire comment j’ai fait. Par exemple, dans la couverture jaune, qui vient du proverbe « Des mots qui coulent comme de l’eau, qui rampent comme un insecte », qui veut dire, une rumeur, une parole sans valeur, ou qui n’a pas besoin d’attention, j’ai essayé de mettre ces 2 situations distinctes en une seule image, avec une perspective multiple. Et donc, là, il y a un insecte vu d’en haut, supplanté sur une surface d’eau qui coule. Pour signifier l’eau qui coule, c’est cousu de manière parallèle et verticale, sauf le corps de l’insecte, qui lui est cousu de manière horizontale. La partie de la tête de l’insecte est ronde, balayante, ce qui a demandé un certain défi technique à l’artisan nubi. Il ne faut pas oublier que c’est une couverture, donc son épaisseur, aussi fine soit-elle, est importante pour moi. C’est pour ça que quand elle est installée au mur, elle est légèrement détachée du mur. On peut, si on se penche un peu, voir son revers. Donc, c’est ça l’idée de départ.

Public. Je voudrais savoir comment Pierre en est venu à s’intéresser au travail de Seulgi ?

SL. En fait, je crois qu’il ne connaissait pas mon travail. C’est moi qui l’ai invité. Enfin, avec Sophie.

Public. Comptez-vous intégrer son travail d’anthropologue dans votre démarche artistique ?

SL. Oui, c’est passionnant son travail ! J’ai encore quelques années devant moi pour foncer dans ses ouvrages... Je suis vraiment contente de l’avoir rencontré.

Public. Les proverbes sont-ils vraiment à l’origine de votre démarche ?

SL. Oui et non. Dans mon travail, j’utilise les proverbes coréens en rapport avec la technique nubi, quilt coréen, pour faire court. Il se trouve que j’ai passé toute mon enfance en Corée avant de m’installer à Paris depuis bientôt 30 ans. Or, en Corée, ils utilisent encore beaucoup les proverbes dans leur conversation. Je crois que c’est plutôt le système de langage qui me fascine et j’entrevois un lien étroit avec les pratiques d’artisanat dans un sens global. J’ai pu mener une nouvelle forme de collaboration avec les vanniers par la suite, au Mexique. Là, il n’y avait pas de proverbe puisque j’étais dans un village de 200 habitants où tout le monde tresse dès l’âge de 5 ans mais leur langue autochtone, l’ixcatèque est en train de mourir. Personne n’était capable de m’apprendre un proverbe en ixcatèque à Santa Maria Ixcatlan, au nord de Oaxaca, par contre, ils connaissaient encore quelques mots, avec quoi on a essayé de composer un paysage dans le travail de panier hybride que j’ai appelé le projet W. Si vous regardez attentivement, il y a 2 manières différentes de tressage, qu’ils appellent « couché », soit, « debout ». Après, j’ai cherché les chansons paillardes chantées par des femmes en Bretagne, c’est une autre histoire.

Simon Boudvin. Je peux peut-être apporter un témoignage sur le processus de fabrication des couvertures de Seulgi. Tu en dessines à chaque fois toute une série. Et tu cherches le moment où la forme est ni abstraite ni figurative. Elle est autant cachée que dévoilée. Et souvent tu dis que là, c’est trop visible, et tu la supprimes. Ou bien là, elle devient complètement abstraite, c’est impossible de la retrouver, et tu la supprimes aussi. Il y a cet équilibre entre, il faut toujours que la forme puisse apparaître et disparaître quand on veut. J’ai peut-être un deuxième témoignage. C’est que j’avais vu les couvertures accrochées dans la Biennale de Gwangju en Corée. C’est une biennale d’art contemporain qui est visitée par un très large public. Et j’ai vu un public, comme on dit, pas forcément initié à l’art contemporain visiter cet accrochage de couvertures. Et très amusé, même les enfants etc., très amusé par ce travail. Ce qui moi, qui n’aurait jamais pu m’apparaître. Ça me paraît plutôt très bien composé, très précieux, avec les aplats de couleurs bien choisies etc. C’est qu’en fait, c’est un objet domestique assez courant dans les maisons coréennes. Et ces tiques de langage, enfin, c’est des proverbes sont apparemment souvent utilisés. C’est très courant. C’est souvent pour dire des choses qu’on peut pas vraiment dire comme, je sais pas, là, la « Grenouille au fond d’un puits », c’est un esprit étroit, donc c’est quand même une manière d’insulter quelqu’un au milieu d’un repas, que de parler... Et voilà. Il y a une dimension pop qui en fait transparaît pas forcément pour nous public, qui m’est apparu là-bas.

Seulgi Lee
W / Sa2 la2 kwa2shu1ngu2 la2 shhũ1 itzie ske2.
W / Jeune fille bien coiffée.
W / Young girl with neat hair.
courtoisie galerie Jousse Entreprise Paris, France - ADAGP

  • Rencontre avec Pierre Déléage à La Criée de Rennes, France, le 24 septembre, 2019  
  • Talk with Pierre Déléage at La Criée in Rennes, France, 24 September, 2019
  • Incontro con Pierre Déléage a La Criée a Rennes, Francia, 24 settembre, 2019

Sophie Kaplan. Bonsoir. Je vous demande de bien vouloir vous assoir. Vous assistez à cette première rencontre du nouveau cycle de La Criée, « Lili, la Rozell et le Marimba » qui s’intéresse à la question des relations entre production des savoirs locaux et création contemporaine, et qui a débuté vendredi dernier par le vernissage de l’exposition de Seulgi Lee dans laquelle vous vous trouvez. Ce cycle va durer deux ans et rassemblera huit expositions personnelles, plusieurs projets de recherche et une revue qui portera le même nom, Lili, la Rozell et le Marimba. Ce soir, nous sommes là pour écouter une conversation entre l’artiste Seulgi Lee qui nous offre cette belle exposition LE PLUTÔT C’EST 2 JOURS MIEUX et l’anthropologue Pierre Déléage. C’est une chose qui nous intéresse puisque cette saison interroge les endroits où le savoir des chercheurs et celui des artistes se rencontrent et se mélangent. Ça va durer une petite heure. S’il y a des questions à l’issue de cette rencontre, vous êtes bien entendu invités à les poser, et en préalable je vous demanderai de bien vouloir mettre vos téléphones en mode avion. Je te laisse la parole Seulgi.

SL. Merci. Je remercie Sophie Kaplan de m’avoir permis de rencontrer Pierre Déléage. Je suis contente de pouvoir lui poser des questions, notamment sur des signes, des langues et des chants. Mes questions sont dans ces 5 (+3) images que vous avez entre vos mains.

PD. Merci à tous ceux qui m’ont invité et à tous ceux qui sont venus. Je contextualise rapidement parce qu’autant vous connaissez le travail de Seulgi, il est autour de vous, autant vous ne savez absolument pas qui je suis. Je suis anthropologue et je travaille pour l’essentiel sur les relations entre l’oralité et l’image, c’est-à-dire entre les traditions orales, traditions qui se transmettent de génération en génération, et certaines formes de visualisation, des images hallucinées par exemple, issues de la consommation d’hallucinogènes, ou d’autres types d’images, plus structurées, qui ont parfois pu être recyclées dans des formes d’écriture. Avant l’invention de l’écriture, il a ainsi existé toute une série de techniques visuelles qui permettaient de stabiliser autant que possible des traditions orales et mon travail a tourné autour de ce phénomène pendant longtemps. Je crois que c’est pour ça que Seulgi, dont le travail se situe lui aussi à cette interface entre d’un côté les images que vous avez tout autour de vous et de l’autre une oralité qui sous-tend chacune de ces images, a pensé qu’il pourrait y avoir des convergences entre nos approches. Alors il vous a été distribué une série d’images que, Seulgi, tu m’as demandé de commenter.

To weave and sing : Art, symbol, and narrative in the South American RainForest — David M. Guss

SL. Peux-tu nous décrire la première image ?

PD. C’est une maison commune chez les Yekuana. Les Yekuana sont une population amazonienne qui vit à la frontière entre le Brésil et le Venezuela. Là ce que vous voyez, c’est la construction de la maison commune. Personne n’y habite, c’est là où se déroulent les rituels où on chante de très longues incantations. Les Yekuana sont réputés parmi les peuples d’Amazonie pour avoir conservé une tradition orale extraordinaire. Selon l’auteur de cette photographie, l’anthropologue américain David Guss, vous voyez un toit de maison en train d’être tissé. Les Yekuana utilisent en effet la même terminologie pour parler de la construction de leur maison, de la fabrication de leur panier et de la manière dont ils appréhendent la mélodie de leurs chants. David Guss, c’est un anthropologue de la génération qui a émergé dans les années 70, il appartenait à un courant qu’on appelait ethnopoétique. Il essayait avec d’autres de créer une sorte de pont entre d’un côté l’anthropologie, l’étude des traditions orales, et de l’autre, la poésie la plus avant-gardiste des Etats-Unis de cette époque. Le travail de David Guss a consisté à traduire la mythologie des Yekuana. Il a pris comme point de départ un livre qui existait déjà, publié par Marc de Civrieux, et il en a fait une traduction poétique. Ensuite il a écrit To Weave and Sing, qui est à la fois une étude des chants et des techniques des vanneries yekuana. C’est de ce dernier livre que provient cette première image.

To weave and sing: Art, symbol, and narrative in the South American RainForest — David M. Guss

Seulgi Lee
U : 우물 안 개구리 (井中之蛙). Ou-moul An Gye-gu-ri.
U : Une grenouille au fond du puits. = Esprit étroit.
U: A frog at the bottom of the well. = Narrow-minded.
courtoisie Gallery Hyundai Séoul, Corée - ADAGP

SL. Ce panier sur la deuxième image, on peut dire qu’il était décoré ?

PD. Oui. Ici c’est une grenouille qui est figurée. Sur les paniers yekuana, de nombreux animaux sont représentés. Or, si on va chercher dans la mythologie des Yekuana, qui est très riche, on arrive à trouver au moins un récit par animal. Donc, l’hypothèse de David Guss, c’était de dire qu’avec tous ces paniers, les Yekuana avaient voulu retranscrire leur mythologie. Je suis quant à moi assez sceptique vis-à-vis de ce type d’interprétation. On n’utilise certainement pas les paniers pour apprendre ou stabiliser des mythes. Je pense plutôt que les noms donnés aux motifs sont tout au plus des évocations mnémotechniques, que certains se réfèrent à des mythes, d’autres non, et qu’il est plus question ici de se souvenir d’une série de motifs de vannerie que de tisser un lien complexe entre une tradition orale et une tradition visuelle.

SL. Est-ce que ça se fait toujours ?

PD. Ça se fait toujours. J’ai un panier yekuana chez moi, par exemple. C’est une tradition qui est très vivante, qui a été encouragée pendant un temps par un organisme d’artisanat au Brésil. La tradition a ainsi trouvé un genre de marché. C’est un complément de revenu non négligeable pour certaines familles. Inutile de dire que la situation actuelle des peuples amazoniens est dans l’ensemble catastrophique. Au Brésil encore plus, depuis l’arrivée du dernier gouvernement, particulièrement néfaste, en place depuis déjà un an. Toute ressource supplémentaire est bienvenue.

SL. À ton avis, c’est une grenouille vue d’en haut ?

PD. Oui, je dirais vue d’en haut.

SL. Là, ce sont des motifs qui peuvent être inversés selon la personne qui tresse ?

PD. Les Yekuana jouent beaucoup sur le positif et le négatif, sur le clair et l’obscur. Un même motif peut s’inverser, mentalement, si on regarde la partie claire ou si on regarde la partie obscure. Si on regarde la partie blanche, c’est tel personnage mythologique, si on regarde la partie noire, c’est tel autre personnage. Or la mythologie Yekuana a cette spécificité parmi les mythologies amazoniennes de présenter un dualisme assez net entre un principe du bien et un principe du mal. Il y est question de deux entités surnaturelles qui s’appellent Wanadi et Odocha. Wanadi, c’est le héros créateur, celui que les missionnaires ont ensuite récupéré pour l’identifier à Jésus, et Odocha, c’est le trickster, c’est celui qui agit de telle sorte que la création de Wanadi s’écroule à chaque fois. Or, en ce qui concerne le motif de vannerie, si on regarde le noir ou si on regarde le blanc, on passe d’une valeur à l’autre, de Wanadi à Odosha, du bien au mal.

SL. Cette image de grenouille m’a beaucoup travaillée. Je me suis d’ailleurs inspirée pour construire une nouvelle composition cousue en pensant à un proverbe coréen, « Une grenouille au fond du puits ». En fait, c’est un travail de couverture que je fais depuis cinq ans avec les artisans de nubi, quilt coréen. J’ai repris un type de couverture dit traditionnel qui était à la mode en Corée jusqu’aux années 80. Là, c’est une couverture en soie, molletonnée, cousue ligne par ligne. La couverture est un lieu intime où il peut se passer plein de choses. J’aime imaginer que le récit collectif qui est le proverbe puisse influencer le rêve de celle ou celui qui utilise cette couverture. Là, ce qui est rigolo c’est que, dès le moment où on te dit que c’est une grenouille, tu as l’image d’une grenouille très précise qui commence à danser dans ta tête.

Isleta paintings with introduction and commentary by Elsie Clews Parsons, edited by Esther S. Goldfrank, Smithsonian Institution

DEATH
PAINTING 19
Before the corpse is placed in the middle of the floor the mirrors are turned to the wall. This is Spanish and quite general European folk practice, but Isletans have extended it and integrated it into their own conceptualizations. The mirrors are also turned when it is about to rain or storm.

« When the rain comes with storm of lightning the lady of the house comes running and turns all the mirrors face to wall. If she did not do this our father Lightning would come in, they claim, because he likes to look into the glass and would come in and shine more fire. He is big, does not fit into the house and would bust the house. »

Again, when they have medicine men in the house to doctor the sick, they turn or cover or take down the mirrors. « The doctors do not want to see themselves when they pull rags out of their mouth. »

A month later Felipe wrote, « Indians never used to have mirrors. They never knew how they looked. When you White people made mirrors then we learned how we looked. That is why our father Rain (kikawe Weide) doesn’t want us to have mirrors and with lightning and thunder would come and bust the house. » Like many people, Pueblos and others, Felipe indulges in contradictory interpretations. February 1, 1940.

SL. Si vous voulez bien, nous en venons à la troisième image. Tu veux bien nous décrire ce dessin ?

PD. C’est un dessin issu d’un livre sur les Tiwa d’Isleta Pueblo, au Nouveau Mexique. Les populations pueblo sont en contact avec les colons, d’abord espagnols, depuis très longtemps. Ils ont une longue histoire partagée avec les Occidentaux. Et cette longue histoire leur a permis, ou du moins, a impliqué une forme de repli. C’est-à-dire qu’ils ont gardé leur tradition cérémonielle en dehors du regard des étrangers. C’est d’ailleurs probablement une des raisons pour lesquelles ils l’ont conservée. Ils se sont en partie convertis au catholicisme mais ils ont toujours gardé les deux traditions hermétiquement séparées. Et pendant très longtemps, ils n’ont rien voulu dire sur ce qui se passait à l’intérieur de leurs centres cérémoniels, les kivas. Evidemment ça a aiguisé la curiosité des anthropologues, surtout à l’époque de l’anthropologie américaine naissante, c’est-à-dire à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. Je crois qu’Elsie Clews Parsons, l’anthropologue instigatrice de ce livre, a voulu tester une nouvelle technique. Jusqu’alors la plupart des anthropologues américains, sous la houlette de Franz Boas, avait pris l’habitude de donner du papier aux Amérindiens et de leur dire « Ecrivez-moi vos traditions orales et je vous paie à la page ». On a ainsi, dans la Smithsonian à Washington, des dizaines de milliers de pages de manuscrits écrits par des Lakotas, des Mesquakis, par de très nombreux peuples amérindiens, une archive d’une richesse extraordinaire. Dans ces conditions les Amérindiens devenaient leurs propres anthropologues, il s’agissait d’une forme d’auto-ethnographie. Elsie Clews Parsons a, quant à elle, voulu adjoindre l’image au texte. Elle a ainsi demandé à Felipe, un Tiwa d’Isleta Pueblo, de réaliser une centaine de dessins qui décrivent en détail ce qui se passe dans les kivas, dans les maisons cérémonielles secrètes. Voilà le contexte de cette image. À propos de l’image elle-même, je ne peux pas vraiment en dire beaucoup plus, ce n’est pas un ouvrage que j’ai étudié.

SK. Quand les Amérindiens ont écrit leurs mythes, les pages et les pages de la Smithsonian, ils les ont écrites en quelle langue ?

PD. En leur propre langue.

SK. J’ai l’impression qu’il y a beaucoup de civilisations de ces régions-là qui n’avaient pas d’écriture avant. La question que je me pose c’est comment ont-ils appris à écrire ?

PD. Vaste question. Il y avait de nombreuses situations différentes, toutes très intéressantes pour un anthropologue dont l’un des objets d’étude est l’écriture. Chez les Amérindiens du Sud-ouest, dans les Pueblos, une écriture fondée sur l’alphabet latin avait été mise au point très tôt par les missionnaires pour traduire certaines prières catholiques qui étaient ensuite apprises par cœur. C’est peut-être celle-là qu’ils ont utilisée ensuite pour écrire, mais je n’en suis pas certain. Maintenant, dès la fin du XIXe siècle, des écoles ont été créées pour les Amérindiens. Certaines écoles, en général sur la côte est, étaient des pensionnats : les jeunes étaient séparés de leurs parents pour aller apprendre à lire et écrire. C’étaient des écoles techniques orientées vers des métiers manuels, mais on y apprenait aussi à lire et à écrire. Dès cette époque, le taux d’alphabétisation des Amérindiens était donc loin d’être nul. Ceci dit il existe aussi des situations où les Amérindiens ont élaboré leur propre écriture, souvent syllabiques, à partir de ce qu’ils savaient de l’alphabet latin et même des situations où ce sont les ethnographes qui ont enseigné une écriture, plus ou moins sténographique, à des Amérindiens encore analphabètes. C’est comme ça qu’ils ont couché par écrit leurs mythes et leurs chants rituels, qu’ils ont décrit parfois de manière très détaillée leurs cérémonies plus ou moins secrètes.

Figure 13. Pierre Déléage, Emblème de vision peint sur une couverture dans Inventer l’écritue

SL. On va passer à l’image suivante, qui vient d’un des ouvrages de Pierre Déléage, qui s’appelle Inventer l’écriture. C’est une couverture ? J’étais intriguée par cette image.

PD. Oui, c’est une couverture, une de ces couvertures qui était achetées ou troquées. Elle a probablement été tissée dans une usine quelque part sur la côte est des États-Unis. C’est toutefois un Ojibwa qui a dessiné dessus son emblème de vision. C’est un oiseau tonnerre, un motif très classique et aisément reconnaissable. Les Ojibwa, à ce moment-là en tout cas, partaient quand ils étaient jeunes à la recherche d’un totem personnel. Le mot totem, dodem, vient d’ailleurs d’une langue algonquienne, comme celle que parlent les Ojibwa. Ce totem était un être, en général un animal, qui apparaissait au bout d’un certain nombre de jours de jeûne et d’épreuves corporelles dans un isolement plus ou moins total. Là, c’est l’oiseau tonnerre qui est apparu au propriétaire de la couverture.

SL. C’est un oiseau debout qui a une vision ?

PD. C’est plutôt l’oiseau tonnerre qui fait l’objet de la vision. C’est un éclair qui lui sort des yeux. C’est une figure très stable dans l’iconographie des Amérindiens que, par exemple, on retrouve sur les tipis, sur certaines armes, dans des ensembles de pétroglyphes, etc.

SL. Comment on sait qu’on a eu une vision ?

PD. Ça dépend vraiment des sociétés et des traditions. On a une vision et on la raconte, par exemple aux anciens, et ce sont ces derniers qui vont valider la vision, qui vont dire « Oui, c’était en effet une vision, ce sera donc ton emblème désormais ». Il y a un livre facilement accessible, d’un Sioux Oglala nommé Hehaka Sapa : il y raconte sa vision et ensuite la manière dont le conseil des anciens non seulement a validé sa vision, mais lui a demandé de la mettre en scène, à la manière d’une performance, c’est assez fascinant. Mais ce n’est qu’un exemple parmi de nombreux autres, infiniment variés.

Pierre Déléage, Le chant de l’anaconda

Seulgi Lee
U : 유언비어 (流言蜚語). Yu-eon-bi-eo.
U : Mots coulent comme de l’eau, rampent comme un insecte. = Rumeur.
U : Words like flowing water, like crawling insect. = Rumor.
courtoisie La Criée centre d’art contemporain Rennes, France - ADAGP

SL. Naturellement. On peut passer à l’ouvrage que tu as écrit sur le Chant de l’Anaconda. C’est le dernier dessin.

PD. Pour comprendre ce dessin, il faut revenir en l’an 2000. Je travaillais en Amazonie, à la frontière entre le Brésil et le Pérou, très en amont du fleuve Purus, chez les Sharanahua. Les Sharanahua, c’est une société de 400 personnes qui parlent une langue qui leur est propre. Je recherchais une tradition orale qui soit la plus compliquée possible et imaginable. Et aussi qui n’ait connue aucune influence du christianisme, ou d’une quelconque religion prosélyte. C’est ainsi que je me suis retrouvé chez les Sharanahua chez qui j’ai effectué ma thèse de doctorat. Ils étaient les dépositaires d’un répertoire de chants extrêmement riche, de chants dits chamaniques, des chants thérapeutiques. Chaque chant était entonné en une langue ésotérique. Quand je demandais aux Sharanahua s’ils comprenaient les paroles de ces chants chamaniques, ils me disaient que non. Il n’y avait que le chamane qui les comprenait – et aussi les anacondas, puisque c’était la langue des anacondas. Tout mon travail consistait donc à enregistrer ces chants, à les transcrire, à les traduire et à essayer de les déchiffrer. Quand je leur demandais « Mais comment on fait pour comprendre ces paroles ? », ils me disaient « C’est simple, il suffit de devenir chamane ». Alors je disais « Comment on fait pour devenir chamane ? » et ils me répondaient « C’est très simple, il suffit de boire de l’hallucinogène, tu verras ensuite, tu comprendras tout ». Donc, voilà, c’était mon travail, je n’avais pas le choix. (Rire) J’ai consommé beaucoup d’hallucinogène mais je dois avouer que pour comprendre les chants, il a fallu me résoudre à employer des techniques plus classiques de transcription, de traduction, etc. J’ai constitué peu à peu un large corpus de chants que j’ai fini par connaître par cœur et, à force d’en parler avec les chamanes, j’ai compris comment fonctionnait la langue ésotérique. Si ces chants sont incompréhensibles, c’est qu’ils obéissent à un système où un mot se substitue à un autre. Pour dire « anaconda », on dira « fleuve ». Pour dire « pécari », un cochon sauvage, on dira « panier ». Pour dire « dauphin », on dira « tapir », etc., etc. Il s’agit d’un vaste système de substitutions lexicales qui saturent l’intégralité des chants, qui de ce fait deviennent incompréhensibles – ceci sans compter le fait que les structures syntaxiques et morphologiques de ces chants sont assez particulières et qu’ils sont souvent entonnés de telle manière qu’ils sont quasiment inaudibles. Au final, vous vous retrouvez avec un langage codé, aussi incongru qu’ésotérique. Pour le déchiffrer, ce que doivent faire tous les chamanes, il faut percevoir le fin réseau d’analogies qui unit les termes qui se substituent les uns aux autres. Et vous avez là la clef du dessin de mon livre. Pour dire « anaconda », on dira « fleuve » et pour dire « fleuve », on dira « liane ». La même image mentale de méandre permet de comprendre la logique de la substitution, c’est une logique perceptive, visuelle, qui doit être comprise d’un coup, comme un flash, compréhension analogique qui est rendue particulièrement saillante par la consommation d’hallucinogène. On est ainsi dans une tradition orale qui comporte un élément visuel prégnant, donc aussi bien dans un genre de tradition iconographique. À priori, pour nous, l’hallucination, c’est la chose la plus subjective possible et imaginable. Chez les Sharanahua, il y a au contraire comme une tradition de l’hallucination qui va de pair avec l’apprentissage et la compréhension de chants ésotériques.

SK. J’ai envie de demander à Seulgi de nous raconter un peu comment elle passe du proverbe au dessin ?

SL. J’essaie d’imaginer. J’essaie d’imaginer une forme qui soit la plus simplement compréhensible. Je ne sais pas. Je fais des dessins en mettant de côté toutes les techniques que j’ai apprises en dessin d’observation. Je fais attention à la proportion, au contraste. Si possible, en les comparant avec les autres proverbes. Je construis des formes de plus en plus dénudées. Je ne sais pas comment ça marche. Je peux seulement dire comment j’ai fait. Par exemple, dans la couverture jaune, qui vient du proverbe « Des mots qui coulent comme de l’eau, qui rampent comme un insecte », qui veut dire, une rumeur, une parole sans valeur, ou qui n’a pas besoin d’attention, j’ai essayé de mettre ces 2 situations distinctes en une seule image, avec une perspective multiple. Et donc, là, il y a un insecte vu d’en haut, supplanté sur une surface d’eau qui coule. Pour signifier l’eau qui coule, c’est cousu de manière parallèle et verticale, sauf le corps de l’insecte, qui lui est cousu de manière horizontale. La partie de la tête de l’insecte est ronde, balayante, ce qui a demandé un certain défi technique à l’artisan nubi. Il ne faut pas oublier que c’est une couverture, donc son épaisseur, aussi fine soit-elle, est importante pour moi. C’est pour ça que quand elle est installée au mur, elle est légèrement détachée du mur. On peut, si on se penche un peu, voir son revers. Donc, c’est ça l’idée de départ.

Public. Je voudrais savoir comment Pierre en est venu à s’intéresser au travail de Seulgi ?

SL. En fait, je crois qu’il ne connaissait pas mon travail. C’est moi qui l’ai invité. Enfin, avec Sophie.

Public. Comptez-vous intégrer son travail d’anthropologue dans votre démarche artistique ?

SL. Oui, c’est passionnant son travail ! J’ai encore quelques années devant moi pour foncer dans ses ouvrages... Je suis vraiment contente de l’avoir rencontré.

Public. Les proverbes sont-ils vraiment à l’origine de votre démarche ?

SL. Oui et non. Dans mon travail, j’utilise les proverbes coréens en rapport avec la technique nubi, quilt coréen, pour faire court. Il se trouve que j’ai passé toute mon enfance en Corée avant de m’installer à Paris depuis bientôt 30 ans. Or, en Corée, ils utilisent encore beaucoup les proverbes dans leur conversation. Je crois que c’est plutôt le système de langage qui me fascine et j’entrevois un lien étroit avec les pratiques d’artisanat dans un sens global. J’ai pu mener une nouvelle forme de collaboration avec les vanniers par la suite, au Mexique. Là, il n’y avait pas de proverbe puisque j’étais dans un village de 200 habitants où tout le monde tresse dès l’âge de 5 ans mais leur langue autochtone, l’ixcatèque est en train de mourir. Personne n’était capable de m’apprendre un proverbe en ixcatèque à Santa Maria Ixcatlan, au nord de Oaxaca, par contre, ils connaissaient encore quelques mots, avec quoi on a essayé de composer un paysage dans le travail de panier hybride que j’ai appelé le projet W. Si vous regardez attentivement, il y a 2 manières différentes de tressage, qu’ils appellent « couché », soit, « debout ». Après, j’ai cherché les chansons paillardes chantées par des femmes en Bretagne, c’est une autre histoire.

Simon Boudvin. Je peux peut-être apporter un témoignage sur le processus de fabrication des couvertures de Seulgi. Tu en dessines à chaque fois toute une série. Et tu cherches le moment où la forme est ni abstraite ni figurative. Elle est autant cachée que dévoilée. Et souvent tu dis que là, c’est trop visible, et tu la supprimes. Ou bien là, elle devient complètement abstraite, c’est impossible de la retrouver, et tu la supprimes aussi. Il y a cet équilibre entre, il faut toujours que la forme puisse apparaître et disparaître quand on veut. J’ai peut-être un deuxième témoignage. C’est que j’avais vu les couvertures accrochées dans la Biennale de Gwangju en Corée. C’est une biennale d’art contemporain qui est visitée par un très large public. Et j’ai vu un public, comme on dit, pas forcément initié à l’art contemporain visiter cet accrochage de couvertures. Et très amusé, même les enfants etc., très amusé par ce travail. Ce qui moi, qui n’aurait jamais pu m’apparaître. Ça me paraît plutôt très bien composé, très précieux, avec les aplats de couleurs bien choisies etc. C’est qu’en fait, c’est un objet domestique assez courant dans les maisons coréennes. Et ces tiques de langage, enfin, c’est des proverbes sont apparemment souvent utilisés. C’est très courant. C’est souvent pour dire des choses qu’on peut pas vraiment dire comme, je sais pas, là, la « Grenouille au fond d’un puits », c’est un esprit étroit, donc c’est quand même une manière d’insulter quelqu’un au milieu d’un repas, que de parler... Et voilà. Il y a une dimension pop qui en fait transparaît pas forcément pour nous public, qui m’est apparu là-bas.

Seulgi Lee
W / Sa2 la2 kwa2shu1ngu2 la2 shhũ1 itzie ske2.
W / Jeune fille bien coiffée.
W / Young girl with neat hair.
courtoisie galerie Jousse Entreprise Paris, France - ADAGP

  • Seulgi Lee, artiste, Paris.
  • Seulgi Lee, artist, Paris.
  • Seulgi Lee, artista, Parigi.

 

  • Pierre Déléage, Laboratoire d’anthropologie sociale, Paris.
  • Pierre Déléage, Laboratoire d’anthropologie sociale, Paris.
  • Pierre Déléage, Laboratoire d’anthropologie sociale, Parigi.